Grouchy

" Mémoires du Maréchal de Grouchy " par le marquis de Grouchy, Paris, E. Dentu, 1874

Raconté par le maréchal de GROUCHY

" Je n’ignorais pas avant d’arriver à Paris que le maréchal Davout cumulait le ministère de la guerre avec le commandement des troupes réunies dans la capitale ou en marche pour s’y rendre. Le quartier général du maréchal ministre était établi à la Villette, et je m’y rendis avant même d’entrer dans la capitale, pour lui demander ses ordres quant aux positions que devait occuper l’armée du Nord que je ramenais. Il m’était pénible de ne plus combattre à sa tête ; mais le souvenir du peu d’énergie dont avait fait preuve le maréchal Davout lors de la retraite de Russie diminuait mon regret. Pendant cette campagne, il avait toujours été en proie à de fâcheuses incertitudes. Les ordres qu’il donnait étaient souvent révoqués, alors même que les circonstances qui les avaient motivés n’étaient point changées. Je jugeais au-dessus de ses forces les devoirs qu’il allait avoir à remplir ; car, quoiqu’il eût fait preuve de talents militaires et d’énergie aux époques où la victoire, fidèle à nos drapeaux, couronnait les entreprises les plus hasardeuses, il n’était plus le même homme, et, il faut bien le dire, quelques uns des lieutenants de l’Empereur ne brillaient que d’un éclat d’emprunt à ses victorieuses combinaisons.

On a pu se convaincre, en lisant les pages qui précèdent, que je n’étais pas du nombre de ceux qui, désespérant du salut de la patrie, crussent ne pas devoir continuer à combattre pour elle, et qui, sourds à la voix de l’honneur, se résignassent à passer sous les fourches Caudines que préparait l’étranger à l’armée française.

J’essayai de relever le moral du maréchal Davout, en lui énumérant les moyens de salut que mettait à sa disposition l’arrivée de l’armée du Nord, parfaitement réorganisée alors, et dont tous les corps étaient animés du meilleur esprit, sans en excepter la garde impériale qui, depuis sa rentrée dans la capitale, désirait laver dans le sang de l’ennemi la tache dont elle se trouvait flétrie par le découragement dont elle avait fait preuve depuis la perte de la bataille de Waterloo.

Le maréchal Davout, peu soucieux des malheurs de la France, essaya de me faire croire à l’impuissance où elle était de se soustraire aux rigoureuses destinées qui la menaçaient et, après quelques moments de silence, il me répéta à voix basse et avec embarras, comme s’il eût craint d’être entendu, ce qu’il m’avait fait dire par l’officier d’état-major qu’il m’avait envoyé à Soissons, il y avait quelques jours : que toute résistance serait inutile, qu’il fallait se résigner à son sort, et qu’il n’y avait d’autre parti à prendre que de faire arborer la cocarde blanche à mes troupes, sur lesquelles j’avais, depuis ma retraite, une telle influence que je les déterminerais facilement, ajoutant que quand j’y serai parvenu, il me donnerait ordre de traiter avec Louis XVIII, avec lequel il avait de secrets rapports. Indigné qu’il crût capable d’une telle palinodie celui de ses collègues qui, immédiatement après l’abdication de l’Empereur, avait fait jurer à ses troupes fidélité aux couleurs nationales et à la dynastie napoléonienne, je lui déclarai en termes énergiques que jamais je ne m’associerais à ses coupables déterminations, et je le quittai pour me rendre chez le président du gouvernement provisoire, que j’espérais trouver animé de meilleurs sentiments et déterminé à préférer l’adoption d’énergiques mesures aux chances douteuses d’une capitulation dont il était évident que les généraux ennemis se réservaient de tracer les conditions avec la pointe ensanglantée de leurs épées.

(...)

Le duc d’Otrante et le maréchal Davout, forcés l’un et l’autre de répondre catégoriquement à des interpellations auxquelles ma position et les forces dont je pouvais disposer donnaient un grand poids, ne purent, malgré leurs perfides et mensongères dénégations, m’empêcher de lire jusqu’au fond de leurs âmes, et j’y vis qu’ils étaient uniquement occupés des moyens de conserver, sous la Restauration, les situations élevées que leur servile dévouement à l’Empereur et leur habilité à contribuer à substituer au gouvernement constitutionnel le pouvoir despotique leur avait fait obtenir de ce prince.

Après un long entretien, Fouché chercha, comme l’avait fait Davout, à me persuader qu’il ne restait à la France d’autre ressource que d’implorer la clémence du roi, et de la provoquer en faisant arborer la cocarde blanche aux troupes sous mes ordres ; et il finit en me déclarant que l’intention du gouvernement provisoire était de me charger de l’une ou de l’autre de ces missions. " Dès que la seconde sera remplie, vous vous rendrez près de Louis XVIII, où je vous ferai accompagné par le baron de Vitrolles, un des agents secrets du roi, et je ne doute pas que vous parveniez à faire réussir la première ". M. de Vitrolles, qui était caché dans la maison, ne tarda pas à paraître. Fouché feignit de lui expliquer ses projets, qu’il connaissait aussi bien que lui, puisqu’ils les avaient arrêtés ensemble, et il finit en me recommandant de ne pas différer un moment à me rendre au quartier général des généraux ennemis.

Comme on vient de le voir, toutes les paroles du duc d’Otrante et tous ses plans n’étaient que la contre-épreuve de ceux du maréchal Davout. Je repoussai les uns et les autres avec un redoublement d’indignation, et je crus que, dans des circonstances telles que celles dans lesquelles se trouvait la France, il me restait encore un devoir à remplir, c’était de déclarer aux Chambres que j’avais acquis la preuve de la trahison du président du gouvernement provisoire et du ministre de la guerre " (Tome IV, p 474 à 479)