Lejeune

" Mémoires du général Lejeune - De Valmy à Wagram " publiés par M. Germain Bapst, Paris, Firmin-Didot, 1896

Raconté par le général LEJEUNE

" L’ennemi poursuivait avec une grande énergie son plan d’attaque sur notre droite pour la dépasser. La fusillade la plus nourrie durait depuis huit heures du matin, et les chances de succès avaient été variées en avant des villages de Tellnitz et de Ménitz. L’Empereur m’envoya porter l’ordre au maréchal Davoust, qui était à notre extrême droite, de se porter en avant à l’appui du centre. Lorsque j’arrivai, le maréchal avait déjà pris l’initiative, et combattait depuis une heure dans le village de Ménitz ; ses troupes avaient été repoussées trois fois, et trois fois il avait refoulé les Russes en dehors du village. La grande rue de Ménitz, fort large et longue de quatre à cinq cents pas, était entièrement jonchée de cadavres et de blessés des deux nations entassés les uns sur les autres, et il était presque impossible de traverser à cheval dans ce croisement d’armes et de corps humains brisés. Cependant toute l’infanterie du maréchal Davoust déboucha du village malgré les Russes, et enfin les repoussa de nouveau sous les feux des divisions Saint-Hilaire et Legrand qui les mirent en déroute et les poursuivirent. " (T.I, p.38)

" Sans doute, il serait entré dans les vues de l’Empereur de créer et de former aussitôt un royaume de Pologne, qui serait devenu, comme autrefois, le fidèle allié de la France contre les invasions des peuples du Nord. Napoléon avait sous la main deux chefs, auxquels l’opinion publique donnait cette couronne. Le prince Poniatowski, neveu du dernier roi de Pologne, était, par sa naissance, par son caractère, par sa valeur, l’homme que sa nation et notre armée désignaient à l’Empereur. Après ce prince, venait le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, le chef le plus loyalement dévoué à l’Empereur. Ce maréchal avait administré avec beaucoup de talent la portion de la Pologne occupée par nos armées, et son oreille s’était habituée à entendre dire quelque fois qu’il serait un jour roi de Pologne. " (T.II, p.180)

" Le prince d’Eckmühl continuait à défendre les redoutes qu’il avait prises et dont l’ennemi cherchait à le repousser. Je fus chargé de lui porter la fâcheuse nouvelle que le prince Poniatowski, manœuvrant sur la droite, avait rencontré, dans des bois trop fourrés ou trop marécageux, des obstacles qui l’empêchaient de se porter avec le corps polonais sur les derrières de la gauche des Russes, et de leur faire assez de mal pour opérer, en faveur du premier corps, une puissante diversion. Dans ce moment, en effet, la position du maréchal était critique ; et quoique la cavalerie du roi Murat couvrît la plaine en avant, et fournît sur celle des Russes des charges souvent heureuses, les feux de l’infanterie russe et de leur artillerie rendaient la position du maréchal presque insoutenable. Il venait d’être blessé au bras et continuait cependant à commander. Son chef d’état-major, le général Romoeuf, fut traversé par un boulet en nous parlant. Le maréchal, très contrarié d’être réduit à enlever de front une position qu’il jugeait devoir être attaquée sur trois côtés à la fois, me dit avec humeur : " Il a le diable au corps, de vouloir me faire attaquer le bœuf par les cornes ! ". (T.II, p.211)

" Ayant brûlé le pont derrière nous, nous nous croyions en sûreté pour le reste du jour. Cependant, à la première halte, vers midi, nous entendîmes, à peu de distance de nous, une forte canonnade des pièces de douze de notre grand parc. Le maréchal, inquiet et irrité de ce que ces pièces avaient tiré sans qu’il l’eût ordonné, envoya chercher l’officier commandant du parc. Celui-ci accourut, avec l’air riant et heureux d’un homme qui apporte une bonne nouvelle. Cependant le maréchal, assis sur son wurst, fronçant le sourcil, interpella ce brave officier, en lui disant : " C’est donc toi, scélérat, qui te permets de tirer mes pièces de réserve sans mon ordre ? " Très surpris de cette apostrophe, l’officier eut la présence d’esprit de regarder autour de lui, et de dire, en piquant son cheval pour retourner à son poste : " Ce n’est pas à moi que ce langage peut s’adresser. " Peu d’instants après, nous apprîmes que douze cents cosaques étaient venus se ruer sur le grand parc d’artillerie ; mais en faisant halte, le commandant avait prudemment mis en batterie et formé le carré contre la cavalerie, et au moment de la surprise, une salve d’une trentaine de pièces chargées à mitraille avait renversé la moitié des assaillants et mis le reste en fuite. Je réitérai dans ce moment la prière que j’avais adressée plusieurs fois au maréchal, de choisir un autre chef d’état-major ; je lui fis observer que la moitié de nos officiers et de nos commis étaient déjà perdus, pris ou tués, et que je ne pouvais suffire seul au travail qu’il désirait. Alors, avec une politesse très remarquable, le maréchal m’invita de nouveau à continuer, à tel point que le malin général Haxo me disait : " Qu’avez vous donc fait au maréchal ? Il faut que vous lui plaisiez beaucoup, car je ne l’ai jamais vu caresser personne autant que vous ! " (T.II, p.252)

" Le prince d’Eckmühl, âme forte et bien trempée, comme disait l’Empereur, restait exigeant et demandait que les écritures d’état-major fussent à jour comme en pleine paix. Mes commis avaient disparu, à l’exception d’un seul ; je sollicitai de nouveau mon remplacement ; l’Empereur y consentit au moment de son départ, le 14, et nomma, à ma place, M. le général de division Charpentier, qui cessait d’être gouverneur de Smolensk. Ce général, peu soucieux de venir prendre un emploi dont il connaissait les difficultés, éluda pendant dix ou douze jours de se rendre à son poste ; je n’en avais plus le titre ni le traitement, et cependant je continuais le travail. " (T.II, p.256)