« Ce fut à Marienbourg que l’Empereur revit Davout. Soit fierté naturelle ou acquise, ce maréchal n’aimait à reconnaître pour son chef que celui de l’Europe. D’ailleurs son caractère est absolu, opiniâtre, tenace : il ne plie guère plus devant les circonstances que devant les hommes. En 1809, Berthier avait été son chef pendant quelques jours, et Davout avait gagné une bataille et sauvé l’armée en lui désobéissant. De là une haine terrible ; pendant la paix elle s’augmenta, mais sourdement, car ils vivaient éloignés l’un de l’autre, Berthier à Paris, Davout à Hambourg ; mais cette guerre de Russie les remit en présence. Berthier s’affaiblissait depuis 1805, toute guerre lui était odieuse. Son talent était surtout dans son activité et dans sa mémoire. Il savait recevoir et transmettre, à toutes heures du jour et de la nuit, les nouvelles et les ordres les plus multipliés. Mais dans cette occasion, il se crut en devoir d’ordonner lui-même. Ces ordres déplurent à Davout. Leur première entrevue fut une violente altercation ; elle eut lieu à Marienbourg, où l’Empereur venait d’arriver, et devant lui. Davout s’expliqua durement : il s’emporta jusqu’à accuser Berthier d’incapacité ou de trahison. Tous deux se menacèrent ; et quand Berthier fut sorti, Napoléon, entraîné par le caractère naturellement soupçonneux du maréchal, s’écria : "il m’arrive quelquefois de douter de la fidélité de mes plus anciens compagnons d’armes ; mais alors la tête me tourne de chagrin et je m’empresse de repousser de si cruels soupçons !" Pendant que Davout jouissait peut-être du dangereux plaisir d’avoir humilié son ennemi, l’Empereur se rendait à Dantzick, et Berthier, plein de vengeance l’y suivit. Dès lors le zèle, la gloire de Davout, ses soins pour cette nouvelle expédition, tout ce qui devait le servir commença à lui devenir contraire. Cette impression fâcheuse s’approfondit, elle eut des suites funestes : elle éloigna de sa confiance un guerrier hardi, tenace et sage, et favorisa son penchant pour Murat, dont la témérité flatta bien mieux ses espérances. Au reste, cette désunion entre ses grands ne déplaisait pas à Napoléon, elle l’instruisait ; leur accord l’eut inquiété. » (T.I, p.117)
« Au milieu de ses souffrances de corps et d’esprit dont notre Empereur dérobait la vue à son armée, Davout pénétra jusqu’à lui. Ce fut pour s’offrir encore, quoique blessé, pour le commandement de l’avant-garde, promettant qu’il saurait marcher jour et nuit, joindre l’ennemi et le forcer au combat, sans prodiguer, comme Murat, les forces et la vie de ses soldats. Napoléon ne lui répondit qu’en vantant avec affection l’audacieuse et inépuisable ardeur de son beau-frère. »
« Ce fut alors que l’on rencontra le prince d’Eckmühl. Ce maréchal, blessé à la Moskowa, se faisait apporter dans les flammes pour en arracher Napoléon ou périr avec lui. Il se jeta dans ses bras avec transport, l’Empereur l’accueillit bien, mais avec ce calme qui, dans le péril, ne le quittait jamais. »
« Toutefois, il laissa Ney à Viazma, pour recueillir le premier, le quatrième corps, et relever, à l’arrière-garde, Davout, qu’il jugeait fatigué. Il se plaignit de la lenteur de celui-ci : il lui reprochait d’être encore à cinq marches derrière lui, quand il n’aurait du être attardé que de trois journées ; il jugeait le génie de ce maréchal trop méthodique pour diriger convenablement une marche si irrégulière ».
« Napoléon entra dans Orcha avec six mille gardes, restes de trente-cinq mille ! Eugène, avec dix-huit cents soldats, restes de quarante-deux mille ! Davout, avec quatre mille combattants, restes de soixante-dix mille ! Ce maréchal lui-même avait tout perdu : il était sans linge et exténué de faim. Il se jeta sur un pain, qu’un de ses compagnons d’armes lui offrit, et le dévora. On lui donna un mouchoir pour qu’il pût essuyer sa figure couverte de frimas. Il s’écriait : " Que des hommes de fer pouvaient seuls supporter de pareilles épreuves ; qu’il y avait impossibilité matérielle d’y résister ; que les forces humaines avaient des bornes, qu’elles étaient toutes dépassées ! " C’était lui qui, le premier, avait soutenu la retraite jusqu’à Viazma. On le voyait encore, suivant son habitude, s’arrêter à tous les défilés, et y rester le dernier de son corps d’armée, renvoyant chacun à son rang, et luttant toujours contre le désordre. Il poussait ses soldats à insulter et à dépouiller de leur butin ceux de leurs compagnons qui jetaient leurs armes : seul moyen de retenir les uns et de punir les autres. Néanmoins on a accusé son génie méthodique et sévère, si déplacé au milieu de cette confusion universelle, d’en avoir été trop étonné ».