Thiébault

"Mémoires du général baron Thiébault", publiés par Fernand Calmettes, Paris - Plon, Nourrit et Cie - 1893-1895

Un billet de ce digne et brave Gauthier, que j’avais assisté durant les terribles opérations qui suivirent la blessure qu’il reçut à Gènes, et auquel, depuis ce blocus, j’avais voué autant d’estime que d’attachement, me parvint et portait : "Viens donc diner demain avec Morand et avec moi".

Je me rendis à sa très agréable invitation. "Mon cher Thiébault, me dit-il en m’apercevant, je t’ai écrit et je n’ai pas été te voir ; car, quand on sert sous les ordres du prince d’Eckmühl, on ne se permet pas même une absence de deux heures". "Je serais, ajouta t-il, aussi curieux qu’un autre de quelques promenades à Tilsit ; mais pour rien au monde je n’y mettrai les pieds sans une autorisation, et je placerais mon général de division dans une position fâcheuse si je la lui demandais". Il vit mon étonnement ; je ne connaissais en effet le maréchal Davout que par les bulletins, et j’en avais une tout autre idée. Là-dessus Gauthier me cita une suite de faits tous significatifs et que le cri de tous les officiers ne me confirma que trop.

Je déplorai la position de ce brave Gauthier ; c’était là tout le fruit qu’il retirait des notables services qu’il avait rendus, et tout récemment encore dans le cours de la dernière campagne ; j’en citerai cet exemple. La boucherie d’Eylau semblait n’avoir rien décidé, lorsque la nuit fit cesser le feu. Nos troupes ne pouvaient se vanter d’aucun avantage ; tous les efforts possibles et nos horribles pertes n’avaient abouti qu’à nous maintenir dans nos positions, et ces positions parurent si peu rassurantes que l’Empereur ordonna de les quitter à minuit pour se reployer de quelques lieues. Par bonheur, Gauthier fut chargé de couvrir le corps de Davout, par conséquent de partir le dernier ; mais, resté seul en ligne, il remarqua des mouvements dans le camp des Russes, se porta en avant avec quelques troupes et découvrit que l’ennemi battait en retraite. A l’instant il courut faire part de cette grande nouvelle au prince d’Eckmühl, qui de suite la porta à l’Empereur en la donnant comme de lui. Toutes les troupes furent aussitôt arrêtées et ramenées aux places qu’elles venaient de quitter, et, le jour venu, nous chantâmes victoire : "Eh bien, me dit Gauthier, que ce service m’ait valu un mot obligeant ou une mention ? Non. Aussi je me garde d’en parler ; le rendre public me serait imputé à un crime. Quelque chose que l’on puisse faire, même à la gloire de cet homme, il a pour règle de trouver que l’on n’en fait jamais assez, de sorte que son silence, même bourru, forme la plus grande consolation que l’on puisse avoir de lui. Encore si, en même temps qu’il ne laisse rien à espérer, il ne laissait rien à craindre ; mais il est espion et dénonciateur par essence et par calcul, puisque, sans autre qualité de guerre qu’un courage presque stupide à force de ténacité, c’est à ses délations qu’il doit sa fortune, comme c’est au mérite de ses généraux qu’il doit ses succès, et notamment son arrivée à Auerstaedt et la glorieuse résistance que le troisième corps y fit combien de temps. Ainsi, mon cher Thiébault, que Dieu te préserve de servir sous ses ordres ; et pourtant je ne suis pas à cet égard sans inquiétudes, car te voilà encore général de brigade et disponible, et depuis six semaines il y a une brigade vacante dans la division Gudin".

"Je te remercie, lui dis-je, de tes confidences et de ta sollicitude, mais je suis ici pour une scène et non pour une destination". Et je lui contai tout ce qui tenait à ma position.

Morand arrivé confirma tout ce que Gauthier m’avait dit de « ce vilain homme et de ce mauvais chef », pour répéter leurs expressions, et même ajouta : « Ne pouvant se faire aimer ni estimer, il faut bien qu’il se fasse redouter. Il a d’ailleurs pour principe qu’on n’obtient rien des hommes que par la crainte ».

((Tome IV, p.87-89)