Marmont

"Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse" - Paris, Perrotin, 1857 - Tome 2, p. 190-195

Davoust commandait la cavalerie de l’armée ; ma position lui avait imposé, et, comme il était très ambitieux, il s’occupa d’une manière soutenue à me plaire pendant cette campagne ; c’était le courtisan le plus assidu et le plus bas flatteur. Il venait deux fois par jour chez moi, ne pouvant vivre sans moi ; lorsque depuis il a volé de ses propres ailes, quand sa position lui a parut assurée, il a payé mon amitié d’alors par beaucoup d’ingratitude et par autant de morgue que nos positions respectives et mon propre caractère pouvait le comporter.

Le rôle joué depuis par Davoust m’engage à le faire connaître, et je vais le peindre tel qu’il a été pendant sa faveur et à l’apogée de son existence politique. On a dit trop de mal et trop de bien de lui ; je tâcherai d’être juste à son égard.

Davoust était bien né ; sa famille, fort ancienne, et appartenant à la province de Bourgogne, est établie dans mon voisinage ; élève du roi à l’école militaire de Brienne, il entra comme sous-lieutenant dans le régiment de Royal-Champagne cavalerie, fut révolutionnaire ardent et se mit à la tête des insurrections qui chassèrent les officiers de son régiment. On ne sait pas pourquoi, étant un très bon et très ancien gentilhomme, il a eu toute sa vie le plus grand éloignement pour les individus de sa caste.

Nommé chef d’un bataillon de volontaires du département de l’Yonne, il servit en cette qualité dans l’armée de Dumouriez ; ce bataillon tira sur Dumouriez au moment où il fut obligé de se réfugier chez l’ennemi. Davoust servit à l’armée du Rhin d’une manière honorable mais obscure ; plus tard il fit partie de l’armée d’Egypte, et, à cette époque, il était sans aucune réputation. Après avoir servi dans la Haute-Egypte avec le général Desaix, et commandé sa cavalerie, il rejoignit le général Bonaparte à son retour de Syrie, quand celui-ci marcha sur Aboukir ; la manière dont il fut employé lui déplut : laissé en arrière avec un détachement, il ne fut pas appelé à la bataille ; il se plaignit avec aigreur au général Bonaparte, lui montra du mécontentement, de l’humeur, et, à cette occasion, fut traité de la manière la plus humiliante ; il n’avait jamais été encore en rapport direct avec lui, et ce début n’annonçait pas ce qui devait arriver. De ce moment date cependant son dévouement sans bornes et souvent porté jusqu’à la bassesse.

Bonaparte parti pour retourner en France, l’armée d’Egypte se divisa en deux factions : la première eut à sa tête le général en chef Kléber, accusant le général Bonaparte et prenant à tâche de flétrir sa gloire ; l’autre, ayant le général Menou pour chef, et dont faisaient partie plus particulièrement les officiers venant d’Italie, lui fut fidèle et le défendait contre toutes les accusations dont il était l’objet. Les uns étaient favorables à l’évacuation de l’Egypte, les autres à sa conservation. Davoust fut un des plus ardents parmi les amis de Bonaparte, quoique les injures reçues fussent encore toutes récentes.

De retour en France avec Desaix, le premier consul le traita bien et sembla vouloir le dédommager de ce qu’il avait souffert. Bientôt il le combla, et, après l’avoir fait général de division, il lui donna le commandement de la superbe cavalerie de l’armée d’Italie. Il lui fit épouser la sœur du général Leclerc, son beau-frère, l’admettant ainsi dans une espèce d’alliance, et l’attacha à sa garde en lui donnant le commandement des grenadiers à pied. Plus tard, au début de la guerre avec l’Angleterre, il eut le commandement du troisième corps de la grande armée, et toujours, depuis, de grands commandements, et des commandements de choix, lui ont été confiés ; espèce de proconsul en Allemagne pendant l’intervalle qui s’écoula entre la paix de Tilsitt et la guerre de 1812, il servit les passions de l’Empereur avec ardeur, exagéra tout ce qui était relatif au système du blocus continental, système devenu promptement la cause et le prétexte de toutes les infamies qui rendirent le nom français odieux en Allemagne à cette époque.

Davoust s’était institué de lui-même l’espion de l’Empereur, et chaque jour il lui faisait des rapports. La police d’affection, selon lui, étant la seule véritable, il travestissait les conversations les plus innocentes. Plus d’un homme frappé dans sa carrière et son avenir n’a connu que fort tard la cause de sa perte. Davoust avait de la probité ; mais l’Empereur dépassait tellement par ses dons les limites de ses besoins possibles, qu’il eût été plus qu’un autre coupable de s’enrichir par des moyens illicites. Ses revenus, en dotation, se sont montés jusqu’à un million cinq cent mille francs. Homme d’ordre, maintenant la discipline dans ses troupes, pourvoyant à leurs besoins avec sollicitude, il était juste, mais dur envers les officiers, et n’en était pas aimé. Il ne manquait pas de bravoure, avait une intelligence médiocre, peu d’esprit, peu d’instruction et de talent mais une grande persévérance, un grand zèle, une grande surveillance, il ne craignait ni les peines ni les fatigues. D’un caractère féroce, sous le plus léger prétexte et sans la moindre forme, il faisait pendre les habitants des pays conquis. J’ai vu, aux environs de Vienne et de Presbourg, les chemins et les arbres garnis de ses victimes.

En résumé, son commerce était peu sûr. Toutefois insensible à l’amitié, il n’avait aucune délicatesse sociale ; tous les chemins lui étaient bons pour aller à la faveur, et rien ne lui répugnait pour la conquérir. C’était un mameluk dans toute la force du terme, vantant sans cesse son dévouement. Il reçut une fois une bonne réponse de Junot, qui, jaloux des biens sans nombre dont l’Empereur le comblait, lui dit : « Mais dites donc, au contraire, que c’est l’Empereur qui vous est dévoué. » Ce dévouement, dont il faisait toujours parade, il le portait dans ses expressions jusqu’à l’abjection. Nous étions à Vienne, en 1809 ; l’on causait dans un moment perdu, comme il y en a tant à l’armée, et le dévouement était le texte de la conversation. Davoust, suivant son usage, parlait du sien, et le mettait au dessus de tout les autres. « Certainement, dit il, on croit, avec raison, que Maret est dévoué à l’Empereur ; Eh bien, il ne l’est pas au même degré que moi. Si l’Empereur nous disait à tous les deux : “il importe aux intérêts de ma politique de détruire Paris sans que personne n’en sorte et ne s’en échappe,” Maret garderait le secret, j’en suis sûr ; mais il ne pourrait pas s’empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir sa famille ; eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j’y laisserais ma femme et mes enfants. » Voilà quel était Davoust.