N’ayant pas la prétention d’écrire l’histoire, je me garderai bien de rendre compte de la bataille d’Eylau et d’autres rencontres subséquentes auxquelles prit part le 3e corps d’armée. Dans ces Mémoires, je ne raconterai que ce que j’ai vu de mes propres yeux.
Après quelques jours de marche, nous arrivâmes près d’Eylau. Là, notre corps se réunit à la Grande armée (6 février 1807) et nous primes position à son aile droite en rang de bataille, en face de l’aile gauche de l’ennemi. Le temps était affreux ; non seulement il gelait, mais la neige tombait à gros flocons.
Au lever du jour, on commença à attaquer l’armée russe ; celle-ci opposait une vigoureuse résistance et défendait énergiquement une position très avantageuse, appuyée par un parc d’artillerie très nombreux qui causa aux Français des pertes considérables. En face de notre corps s’élevait une colline hérissée de nombreux canons de fort calibre. Comme il était inutile de nous exposer plus longtemps à des pertes occasionnées par le feu de l’artillerie, dans l’après-midi Davoust donna l’ordre d’enlever cette colline à la baïonnette. La neige qui tombait avec abondance nous aveuglait complètement, et je puis dire sans exagération que nous ne voyions rien à quelques pas devant nous. Nous n’entendions que le sifflement des obus dont nous accablaient les Russes, et les cris des blessés. La prise de la colline, combinée avec la manoeuvre de toute la Grande Armée que Napoléon commandait en personne, força l’ennemi à nous abandonner le champ de bataille. Ainsi finit cette lutte sanglante, dans laquelle nous eûmes tant de pertes en tués et en blessés ; rien que notre troisième corps perdit selon les rapports près de 10.000 soldats. Au début de la bataille, gagnée au moins pour la forme par les Français, puisque nous restâmes maîtres du champ de bataille, je me rappelai ce vieux proverbe polonais : « Le paysan tire, mais c’est Dieu qui dirige les balles. »
Nous nous tenions presque tous à cheval, entourant le maréchal ; cela déplaisait à Davoust, et, juste au moment où s’adressant à nous, il disait : « Messieurs ! Dispersez-vous ! Vous voyez bien qu’on nous crible d’une grêle de balles ! », un boulet de canon passa si près de sa jambe gauche que par sa seule force d’impulsion, il lui enleva son étrier. Véritablement, je ne comprends pas comment il se fit qu’aucun de nous, pas plus que Davoust lui-même, ne fut ni blessé, ni même contusionné.
J’entendis alors le maréchal nous dire, en nous montrant son étrier arraché : « Diable ! il est passé bien près ! » Et, avec le plus grand sang-froid, il se fit donner un autre cheval.
Quelques heures plus tard, quand nous nous fûmes rapprochés de l’ennemi, plusieurs officiers de l’état-major furent atteints par des coups de fusil. Moi-même je fus contusionné au bras gauche, ce qui inquiéta le maréchal plus que son propre accident. Cette première égratignure recue sur un champ de bataille était pour mon amour-propre un événement plutôt flatteur que malheureux.
Après une si grande et si sanglante bataille, Napoléon tenait plus à la gloire de se maintenir sur le champ de bataille qu’aux autres avantages, d’autant plus qu’il fallait reconstituer les régiments décimés.
Il donna l’ordre que l’armée entière restât sur ses positions. Nous campâmes alors sur la neige, sans paille et sans vivres ; l’Empereur établit son quartier-général à Eylau, bien que ce village fût en partie détruit et brûlé. Nous restâmes donc tous ainsi sur la neige pendant deux jours, souffrant du froid et de la faim ; le troisième jour, l’armée commença à murmurer. Je n’étais point habitué à ce spectacle, aussi les imprécations des soldats firent-elles sur moi une si grande impression que mes cheveux se dressaient sur ma tête. On blasphémait et on s’emportait de tous côtés contre le froid, contre la faim, contre l’Empereur et même contre Dieu. Effrayé, je confiai mon émoi à l’adjudant commandant Romeuf, qui, je m’en souviens, me répondit :« Vous êtes un enfant ; vous ne connaissez pas les soldats français ; vous verrez tout à l’heure, dès que les tambours battront, nos hommes se tairont immédiatement et se présenteront sous les armes pour répondre à l’appel. »