04. Le témoignage du général Séruzier

Mémoires militaires du baron Séruzier - Ce colonel commandait l’artillerie de la division Morand à Auerstaedt.


 

Chapitre V - Bataille d’Iéna

Cette bataille mémorable eut lieu le 14 octobre 1806. L’armée prussienne, conduite par son roi, était en marche pour s’emparer des défilés des Salines, entre Auschtett et Naümbourg. L’armée française s’était avancée de Naümbourg à deux heures du matin, afin de se trouver de l’autre côté des défilés avant que l’ennemi pût s’en rendre maître : dès six heures, nous découvrîmes les troupes prussiennes en bataille entre Auschtett et les Salines. Je commandais l’artillerie de la division Morand ; cette division était la première du 3e corps, sous les ordres du maréchal Davout.

Je formais alors la tête de la colonne de notre division, qui était encore à une distance assez grande derrière moi. L’ennemi m’attaqua impétueusement dès qu’il m’aperçut ; il débuta par une charge de cavalerie. Je reçus les prussiens avec sang-froid, et mon feu de mitraille leur culbuta d’abord beaucoup de monde ; cependant ils se disposèrent aussitôt à me charger une seconde fois. Il est bon de faire observer que je n’avais pour soutenir mon artillerie qu’une seule compagnie de grenadiers du 51e de ligne ; et notre division, qui avait fait halte, était encore loin de nous, et se formait en carré. Je me hâtai de répartir mes grenadiers dans les intervalles de mes canons, recommandant à mes artilleurs d’avoir toujours la mitraille prête et de tirer sans se presser et sans craindre jusqu’à nouvel ordre. Ces dispositions arrêtées, nous attendîmes les cavaliers prussiens : ils chargèrent trois fois sans pouvoir atteindre jusqu’à nous, et dans ces trois tentatives infructueuses ils essuyèrent une perte considérable. Mais, pendant ces différentes charges, les hussards rouges de la garde du roi de Prusse m’avaient tourné et s’étaient jetés entre notre division et mes batteries. Je vis toutes l’étendue du danger et je frémis à l’idée de perdre mes pièces.

Je me souvins alors des manœuvres d’infanterie que j’avais vu exécuter dans la campagne d’Egypte, et je m’avisais de faire de même avec mes canons ; sur-le-champ, je me forme en carré, mes grenadiers dans les intervalles (ce mouvement dut paraître fort bizarre à la cavalerie ennemie). Cette cavalerie, placée comme elle venait de s’établir, doutait si peu d’enlever mon artillerie, qu’elle me chargea de toutes parts en s’abandonnant. Ce fut alors que je reconnus la bonté de la manœuvre que le hasard m’avait rappelé : non seulement toute cette cavalerie ne m’enleva point, mais elle perdit moitié de ses hommes, et mit deux fois plus de temps à dégager ses seconds rangs du milieu des chevaux renversés qu’elle n’en avait mis à venir à ma portée.

J’en étais là, quand notre division, formée en carrés d’infanterie marchant au pas de charge, parvint à notre hauteur. Aussitôt, me voyant soutenu, et ne craignant plus d’être tourné, je déploie mon carré d’artillerie sur une ligne, et je me porte en avant de l’ennemi plus hardiment que jamais.

Arrivés en avant d’Auerstaedt, une fusillade et une canonnade fort chaude s’engagea de part et d’autre ; cependant elle ne décidait rien. Nous nous battions avec acharnement ; mais il était impossible que l’ennemi n’eût pas le dessus par la supériorité de son artillerie. Je n’avais ce jour-là que dix-huit bouches à feu ; l’ennemi m’en opposait quatre-vingts, servies par les artilleurs à cheval de la garde du roi de Prusse ; ainsi mes ailes se trouvaient débordées par les ailes de l’artillerie ennemie, dont la ligne avait quatre fois plus d’étendue que la mienne, et me faisait un mal horrible par son feu croisé.

Dans cet état, voyant tomber mes canonniers à chaque minute, moi-même blessé à la main droite, je ne perdis point ma présence d’esprit : il me semblait qu’après m’être tiré de la position critique où j’étais une heure auparavant, je ne devais pas succomber ; en effet, j’ai remarqué plusieurs fois qu’un premier succès était presque toujours le présage d’un second. Je combinai donc un mouvement d’une audace extraordinaire, mais qui pouvait seul changer notre position désespérée. J’eus soin d’en prévenir le maréchal Davout, qui était au milieu du 30e régiment de ligne. L’officier que je lui envoyai l’instruisit du mouvement que j’allais opérer, ajoutant (comme je lui en avait donné l’ordre) que si le maréchal voulait me soutenir par ses deux carrés de droite, j’allais décider de l’affaire en notre faveur.

L’autorisation obtenue, je fais tirer à volonté mes pièces paires, et je me porte par un mouvement rapide avec mes pièces impaires jusque sur le flanc gauche de l’ennemi. Cette manœuvre téméraire, qui me plaçait presque sur les batteries prussiennes à leur gauche, ne fut point aperçue, à cause de la promptitude et de la fumée qui s’élevait des pièces qui continuaient leur feu ; alors me trouvant en mesure, je dirige ma mitraille et mes obus sur les pièces ennemies : tous leurs canonniers sont tués, avec la presque totalité de leurs soldats du train. Enfin, cette aile fut si maltraitée que nous leur prîmes trente canons, démontés par ma décharge. Quoique je vinsse de recevoir dans cette belle manœuvre un coup de mitraille qui faisait encore boulet, et qui m’avait emporté une partie du flanc gauche, je fis de suite bander ma plaie avec ma cravate, et je remontai à cheval ; mais, pour rassurer mes soldats, consternés de me voir si grièvement blessé, je leur fis à haute voix une plaisanterie grivoise sur l’artillerie : ils se mirent tous à rire. J’ordonnai à mes trompettes de sonner la charge, et nous nous portâmes vivement en avant ; mais l’ennemi ne tenait plus devant nous ; il était tellement en déroute, qu’une demi-heure après ses quatre-vingts bouches à feu étaient à moi. La division ramassa un nombre considérable de prisonniers. De ce moment la bataille fut complètement gagnée ; nous poussâmes les Prussiens jusqu’au delà d’Auerstaedt, qu’ils nous abandonnèrent. Quand à moi, tout en les reconduisant avec mes obus et mes boulets, je me hâtai d’occuper plusieurs positions importantes pour la sûreté du corps d’armée.

Cette bataille valut au maréchal Davout le titre de duc d’Auerstaedt. A cette affaire j’eus deux chevaux tués sous moi ; je ne quittai point mes batteries pendant toute l’action, bien que j’eusse été dangereusement blessé dès le milieu du jour. Le rapport de ma conduite parvint à l’Empereur, et l’ordre du jour de l’armée porta que, par une manœuvre hardie, j’avais décidé le succès de la bataille.

Enfin, je fus fait chef d’escadron sur le champ d’honneur témoin de notre gloire.

Mes blessures, quoique fort graves, ne m’empêchèrent pas de faire la campagne de Pologne, et de me trouver à plusieurs combats, que je ne décrirai pas, attendu que je n’ai rien à dire de bien remarquable pour moi. L’armée se porta en avant, prit Leipzick, Berlin, Breslau, Francfort-sur-l’Oder, Posen et Varsovie. Nous passâmes la Vistule et la Nareffe, après les combats de Pulstusk, et nous marchâmes sur Eylau, où j’eus le bonheur de me faire remarquer.