10. L’analyse d’un témoin (G. Gley)

R. Gley a exercé pendant 25 ans des fonctions dans l’enseignement public avant d’être attaché, en 1806, à l’état-major de Davout. Il nous livre un témoignage original sur la bataille d’Auerstaedt.

« Voyage en Allemagne et en Pologne pendant les années 1806 à 1812 » par R. Gley, principal au collège d’Alençon, Paris - Gide Fils - 1816 (Tome 1er - pages 15 à 24)

Le 12 octobre, on arriva dans les environs de Naumbourg, où le maréchal Davoust établit son quartier général. Le premier corps, sous les ordres du maréchal Bernadotte, avait pris position plus à gauche ; il devait soutenir le troisième corps en cas de besoin.

Le 13, le maréchal Davoust reçut l’ordre de faire un mouvement sur sa gauche, de passer la Saale sur le pont de Koessen, d’occuper les hauteurs qui dominent la rive gauche de la rivière, et d’arrêter, quoiqu’il pût en coûter, un corps de troupes prussiennes, qui, afin de replacer l’armée en communication avec Leipsick, avec l’Elbe et avec la capitale de la monarchie, paraissait vouloir déboucher par la route de Naumbourg.

Je remarquai dans le maréchal une certaine inquiétude. Il me parut qu’il n’avait point de renseignemens précis sur la force du corps qu’il devait tenir en respect : en cas d’événements imprévus, sa retraite, par les défilés de la Saale, devenait extrêmement périlleuse et difficile ; il pouvait aisément être coupé et jeté loin du gros de l’armée ; enfin, il ne savait peut-être pas si, dans un moment de crise, il pourrait beaucoup compter sur le maréchal Bernadotte, qui, d’après certaines dispositions particulières, ne devait pas être porté à concourir aux succès et à la gloire d’un rival qu’il n’aimait point.

Le maréchal se mit le soir en mouvement avec les deux premières divisions de son corps : la division Gudin, qui était la plus éloignée, devait suivre ; elle n’arriva que le lendemain, lorsque l’affaire était vivement engagée. Murat, qui était entré à Naumbourg en même temps que le troisième corps, avait continué sa marche sur Leipsick avec la réserve qu’il commandait.

Après avoir passé de nuit le pont de Koessen, on alla, sans avoir éprouvé la plus petite résistance, s’établir sur les hauteurs à la gauche de la Saale. Le brouillard était très épais, le colonel Bourcke, qui a commandé à Wesel pendant les dernières guerres, eut ordre d’aller en avant et de ramener des prisonniers. Cet officier reçut à la main le premier coup de feu qui fut tiré au commencement de cette journée mémorable. Il revint avec quatorze prisonniers, qui apprirent au maréchal que le roi de Prusse, la reine, le duc de Brunswick et le grand quartier général passaient la nuit dans le château d’Auerstaedt, à peu de distance de là ; que le gros de l’armée, fort de soixante mille hommes, campait dans les environs, et que le lendemain on marcherait sur Naumbourg.

J’ai souvent ouï des officiers de l’armée prussienne marquer leur étonnement sur ce qui s’était passé à Auerstaedt ; ils demandaient comment une armée aussi puissante avait pu s’assoupir dans une pareille sécurité. « Pourquoi, disaient-ils, n’avait-elle point fait occuper les défilés de la Saale et le pont de Koessen, d’où il lui eût été si facile d’exécuter ensuite les mouvements qu’elle aurait jugés convenables ? N’aurait-elle point dû envoyer, pour éclairer sa marche, sur Naumbourg ? Que serait-il arrivé, si le duc de Brunswick avait placé quelques bataillons, ou près du pont de Koessen, ou sur les hauteurs de la Saale, pour tomber sur le maréchal, avant que ses troupes eussent eu le temps de reprendre leurs rangs, lorsqu’elles débouchaient par les défilés ? Mais ces premières précautions ayant été négligées, comment cette armée, qui avait à soutenir une aussi haute réputation, permit-elle au maréchal de développer sa petite troupe avec tant d’audace ? Ayant une cavalerie si nombreuse, devait-elle laisser avancer ce général, qui, dans ses deux régiments de chasseurs, n’avait certainement pas douze cents chevaux à ses ordres ? Comment put-elle, avec une masse aussi imposante, montrer, pendant l’action, si peu de résolution, si peu d’intelligence, et abandonner, après un combat de quelques heures, le champ de bataille à des troupes auxquelles elle était encore, à la fin de l’action, malgré ses grandes pertes, si supérieure en nombre ? ».

Ce qui est arrivé à Auerstaedt, m’a toujours paru un mystère incompréhensible. La vie des empires et des monarchies a, il faut l’avouer, aussi bien que la vie de l’homme, ses moments de stupeur et d’aveuglement, qu’il est impossible d’expliquer, à moins que l’on n’y reconnaisse le doigt d’une Providence toute-puissante, qui nous abandonne à notre faiblesse, pour arriver à ses fins. J’ai souvent ouï dire, même en Prusse : «  A Jéna et à Auerstaedt, le ciel a puni les égarements de cette fausse politique, qui avait donné à l’Europe des exemples de séduction, en jetant la désunion, l’inquiétude dans l’Allemagne ; en dirigeant constamment son action contre le chef de l’empire ; en abandonnant la cause des rois ; en trahissant celle des peuples et leur espoir ; en humiliant les restes d’une famille auguste et infortunée, sur laquelle reposait l’attente des Français. C’est, a t-on répété souvent, la Prusse qui a grossi le torrent de la révolution, en formant des liens si étroits avec les hommes dont les mains étaient encore fumantes du sang de leur roi. Pourquoi s’est-elle empressée de reconnaître l’usurpateur ? Se trouvant si éloignée du point d’où partaient les malheurs et les fléaux, devait-elle se courber ainsi devant l’homme qui a fait gémir la France sous le poids de son ambition ? Pourquoi semait-elle, par un système insidieux de neutralité, le découragement dans les conseils des monarques les mieux intentionnés ? ».

Il ne m’appartient d’examiner ce qu’il peut y avoir de faux ou d’exagéré dans ces reproches que j’ai si souvent entendu répéter. Dans le sens de ceux qui ont tenu ce langage, le maréchal Davoust aurait été un des principaux instruments dont la justice divine se serait servie pour exercer ses vengeances.

Sans s’arrêter à compter les bataillons et les escadrons qu’il allait avoir à combattre, ce général s’avança à la tête de sa petite troupe, aussitôt que la chute du brouillard lui eut permis de distinguer les objets. Il développa dans cette journée des talents et une force de caractère que l’Europe ne connaissait point encore. Les officiers supérieurs qui l’entouraient, et qui l’avaient vu agir, assuraient que, dans les moments les plus difficiles, il avait eu comme des inspirations, qui lui dictaient des ordres, dont on ne pouvait assez admirer la sagesse et la précision.

Le maréchal n’était point aimé des personnes qui entouraient Bonaparte. Il avait envoyé un aide de camp au grand quartier général à Jéna, pour annoncer que le gros de l’armée prussienne, commandé par le roi et par le duc de Brunswick, se retirait en désordre après une bataille sanglante. Cet officier fut reçu avec des marques de mépris, et renvoyé comme un homme qui n’y voyait point. Un second messager ne fut pas mieux traité. Comment un général osait-il, en effet, croire qu’il eût défait le gros de l’armée ennemie, tandis que sa majesté l’empereur n’en aurait anéanti à Jéna qu’une faible portion ? On se rendit enfin, quand un troisième officier eut apporté l’état des corps qui avaient posé les armes, et que l’on conduisait à Naumbourg.

Le lendemain de la bataille, je montrai au maréchal une relation que je venais d’écrire sur ce que j’avais vu et observé. « Vous n’y entendez rien », dit-il, en la déchirant.

« Vous ne connaissez pas encore l’homme de là-haut, me dit un de ses officiers, qui se trouvait près de nous ; c’est à lui que toute gloire appartient. Un général qui oserait s’en approprier une portion, autre que celle qu’il distribue lui-même, passerait bien mal son temps. Ne craignez pas qu’il dise jamais : La bataille d’Auerstaedt ; le soleil était à Jéna, c’est de là que doit partir la lumière ».

Le cinquième bulletin, qui entre dans des détails si circonstanciés sur la bataille de Jéna, ne nous adonné en effet que dix lignes sur ce qui s’était passé le même jour à Auerstaedt.

« A notre droite, y lit-on, le corps du maréchal Davoust faisait des progrès. Non seulement il contint, mais mena battant, pendant plus de trois lieues, le gros des troupes ennemies, qui devait déboucher du côté de Koessen. Le maréchal a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première qualité d’un homme de guerre. Il a été secondé par les généraux Gudin, Friant, Morand, Daultanes, chef de l’état-major, et par la rare intrépidité de son brave corps d’armée » .

Le maréchal Bernadotte, qui devait soutenir le troisième corps, essaya, dit-on, dans les rapports qu’il envoya au grand quartier général, de s’approprier la plus belle portion de la gloire qui devait tomber sur la journée d’Auerstaedt. En l’apprenant, le maréchal Davoust doit avoir dit hautement, qu’il lui donnait le défi de montrer où il avait brûlé une seule amorce pendant toute la journée du 14 octobre ; il ajoutait que dans ses moments de détresse, il avait envoyé plusieurs fois, sans que Bernadotte eût fait le moindre mouvement pour venir au secours du troisième corps. Charles-Jean espérait peut-être que cette journée donnerait d’autres résultats. La valeur des troupes, la sage fermeté de leur chef, furent plus puissantes que les vœux de la rivalité et de la jalousie.

Quelque brillante qu’ait été, pour les armes françaises, la bataille d’Auerstaedt, il faut cependant avouer que l’on acheta chèrement la victoire. Ce n’est point dans les bulletins de Bonaparte que l’on apprendra combien de braves la France perdit dans cette journée ; il faut avoir vu, pendant et après l’action, les lieux qui furent arrosés par des torrents de sang ; il faut avoir visiter les églises, les édifices publics et particuliers de Naumbourg, et y avoir entendu les cris, les gémissements de nos blessés. Il paraît, d’après tout ce qui ce fit et se dit à Jéna, que l’on n’avait, au grand quartier général, aucun renseignement précis sur la position de l’armée prussienne, et qu’à tout hasard on avait donné au maréchal Davoust des ordres dont l’exécution aurait pu facilement amener la destruction entière d’un des plus beaux corps de l’armée. Tant que la fortune vous sourit, vous pourrez, avec vingt mille hommes, en battre soixante mille ; vous sacrifierez des milliers d’hommes, vous aurez acquis de la gloire, et obtenu des résultats importants. Mais plait-il à la déesse inconstante et volage de vous tourner tout à coup le dos ? Vous êtes-vous laissé aveugler par vos succès ? Les vingt mille hommes que vous hasardez de nouveau seront immolés ; leur perte, en vous privant des avantages que vous aviez gagnés, pourra peut-être entraîner après elle les chutes les plus imprévues, et les catastrophes les plus humiliantes.

On resta pendant vingt-quatre heures en position sur le champ de bataille, d’où on retourna à Naumbourg. Bonaparte, qui avait pris la même direction, y vit le troisième corps, auquel il rendit justice. Il dit entr’autres, au milieu de figures que je voyais s’allonger de dépit : «  Maréchal Davoust, je suis bien aise que ce soit vous ; j’aime mieux que cela vous soit arrivé qu’à tout autre ».