02. Szymanowski était à Wagram

L’officier polonais Joseph Szymanowski était aide de camp à l’état-major de Davout. Il raconte, dans ses Mémoires, sa participation à la bataille de Wagram.

Enfin arriva le moment où Napoléon se décida à traverser le Danube et à livrer aux Autrichiens une bataille décisive sur la rive gauche du fleuve. Davoust reçut l’ordre de laisser une brigade d’infanterie pour observer Presbourg, et de marcher sur Lobau avec le reste de son corps d’armée.

Lorsque la veille du passage, nous arrivâmes sur les bords du Danube et que nous vîmes sur la rive gauche un nombre considérable de canons ennemis, vis-à-vis desquels nous prîmes position, nous nous demandions qui de nous vivrait encore le lendemain, et, tout en plaisantant, nous nous faisions des adieux qui n’en étaient pas moins sérieux. Cependant, cette nuit-là même, en traversant le pont balayé par un feu violent de mitraille, nous éprouvâmes moins de pertes, surtout en hommes tués, que l’on n’eût pu supposer. Arrivés sur l’autre rive du Danube, nous avancions lentement derrière l’armée autrichienne, au fur et à mesure qu’elle reculait ; nous livrâmes des escarmouches continuelles jusqu’à un endroit où les ennemis s’arrêtèrent pour occuper une forte position sur des hauteurs dans les environs de Wagram.. Autant que je m’en souviens, le lendemain du passage du Danube, c’est à dire pendant toute la journée du 5 juillet, on ne fit que manœuvrer ; il y eu quelques escarmouches, mais rien de décisif ne se passa entre les deux partis ennemis. Pendant la bataille de Wagram, qui eut lieu le 6 juillet, et à laquelle prirent part l’armée d’Italie et les corps du prince de Ponte-Corvo et de Régnier, le 3e corps ainsi que la division du général Montbrun, vaillant cavalier, occupaient l’aile droite. L’archiduc Charles, que nous attaquâmes lentement sur toute la ligne, abandonna sa position retranchée et repoussa avec toutes ses forces notre aile gauche vers les ponts jetés sur le Danube.

Napoléon se tenait toujours au centre de l’aile gauche où l’attaque de l’ennemi était la plus forte. Cependant, mon maréchal, voyant que le centre de toute l’armée ainsi que l’aile gauche battaient en retraite bien qu’en bon ordre, me recommanda de porter au général Montbrun l’ordre de déborder les Autrichiens avec sa division. De plus, en passant devant les divisions d’infanterie des généraux Gudin et Morand, je devais leur déclarer que la volonté du maréchal était qu’ils appuyassent avec force les manœuvres de cavalerie. J’exécutai ces ordres avec la plus grande exactitude. J’arrivai auprès de Montbrun, au moment où il se trouvait seul, sans aucun aide de camp ; il me dit :

« Mon aide de camp n’est pas encore parvenu auprès du maréchal avec mon rapport ; aussi ignore-t-il probablement que ma division a été terriblement décimée par les canons autrichiens qui sont en face de nous ; mais, puisque tel est l’ordre du maréchal, rendez-vous, je vous prie, vers le général Jacquinet qui commande mon aile droite, et dites-lui de charger immédiatement avec toute sa brigade ceux qui sont devant lui. »

J’arrivai auprès du général et je lui transmis l’ordre de charger, mais il me répéta la même observation que Montbrun m’avait faite un instant auparavant :

« Depuis ce matin, le feu de l’artillerie ennemie m’a tué beaucoup d’hommes et de chevaux ; aussi je ne réponds pas du résultat de l’attaque » me dit Jacquinet, mais il ordonna immédiatement de charger, au moment où les Autrichiens commençaient la même manœuvre.

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La bataille de Wagram d’après Carle Vernet

La journée était sèche et chaque mouvement de cavalerie provoquait des nuages de poussière. Je revins au galop vers Montbrun et, en me retournant une ou deux fois, je vis qu’au lieu de s’éloigner de l’endroit où la charge avait commencé, le tourbillon de poussière s’approchait de nous de plus en plus. Arrivé près de Montbrun, je lui dis :

« Mon général, voyez-vous ce qui se passe ? »

Celui-ci me répondit avec fureur :

« Oui, je les vois, ces poltrons ! » ; et, de colère, il se mit à tirer fortement les oreilles de son paisible coursier.

En suivant la direction du nuage de poussière, nous nous apercevions bien que notre cavalerie battait en retraite, mais nous ne pouvions distinguer qu’en même temps la cavalerie ennemie se retirait aussi, chose qui arrive souvent dans les charges de cavalerie contre cavalerie. Montbrun me dit alors :

« Partez vite vers le régiment de cavalerie que vous voyez devant moi, et dites au commandant du 11e régiment de chasseurs d’attaquer, coûte que coûte, la cavalerie autrichienne placée en face de lui ! ». Je portai l’ordre aux chasseurs et le colonel me redit mot pour mot ce que m’avait dit précédemment le général Jacquinet, puis il me proposa de prendre part à cette charge ; et, comme je lui faisais remarquer que mon cheval était très fatigué, il ajouta avec ironie :

« Ah ! oui, votre cheval est très fatigué ».

Piqué au vif par cette observation, je dis au colonel :

« Attaquez, mon colonel et vous me verrez à vos côtés ».

Nous chargeâmes le régiment de dragons d’Orelli, qui était commandé par le colonel Sardagna. Ce dernier, voyant que nous chargions, commanda aussitôt la charge de son côté. Ce fut la première fois de ma vie que j’assistai et que je pris part à une rencontre de deux détachements de cavalerie : en me retournant je n’apercevais de tous côtés que des uniformes blancs et des groupes de cavaliers se battant à coups de sabre. Les Français avaient l’avantage ; je m’approchai d’un groupe de combattants, et j’aperçus un vieil officier autrichien se défendant encore et montant le cheval d’un simple soldat. Je le rejoignis et je lui criai de se rendre ; lorsqu’il l’eut fait, un chasseur se mit à dépouiller le prisonnier qui n’était autre que le colonel Sardagna en personne. Pendant la bataille, il avait perdu tous ses chevaux de selle, et c’est pourquoi il avait pris dans les rangs le premier cheval venu. Le colonel m’ayant aperçu, se mit à me supplier :

« Monsieur l’officier, ne me laissez pas dépouiller ainsi. On m’a déjà enlevé ma bourse et mon portefeuille qui contenait des billets de banque, passe encore ; mais qu’on me laisse au moins ma montre ; c’est un souvenir de famille, et il me serait dur de m’en séparer ».

Je me suis mis à négocier avec le chasseur, qui commença à faire valoir ses droits au butin ; mais je finis par le persuader, en lui expliquant que le prisonnier était aussi bien mon prisonnier que le sien, et en lui promettant de le proposer pour la croix de la Légion d’honneur. Ce fut alors seulement que le chasseur devint plus traitable et laissa la montre au prisonnier. Voyant que les dragons autrichiens étaient en complète déroute, je conduisis le colonel au général Montbrun, auquel je le présentai, et je lui recommandai de ne pas oublier la récompense promise au chasseur. Montbrun posa quelques questions au colonel, puis il le fit conduire au maréchal, et, prenant congé de moi, il me dit :

« Dites au maréchal que j’ai été très satisfait de vous ».

Je lui répondis :

« Lorsque l’occasion s’en présentera, vous le lui direz vous-même, mon général, car ce n’est pas moi qui lui répèterai cela ».

En effet, la première fois que Montbrun rencontra Davoust, il ne manqua pas de lui parler de moi en termes élogieux.

Le mouvement tournant et la défaite de l’aile gauche autrichienne par Davoust forcèrent l’archiduc Charles à battre en retraite avec son aile droite victorieuse, de crainte que nous ne tombions sur ses derrières et que nous lui coupions la route de Brünn. De cette façon, on peut affirmer, sans crainte d’être contredit, que ce fut le maréchal Davoust qui contribua le plus à la victoire de Wagram.