09. Eloge funèbre de Davout par le maréchal Jourdan (Père-Lachaise)

ELOGE FUNEBRE de M. LE MARECHAL, PRINCE D’ECKMÜHL Prononcé sur sa tombe par M. le maréchal comte JOURDAN, pair de France ( Extrait du Moniteur du 5 juin 1823 )

Les obsèques de M. le maréchal prince d’Eckmühl ont été célébrées le 4 juin 1823, à onze heures, dans l’église de Sainte-Valère. Le convoi était composé de quatorze voitures de deuil. Le corps était placé sur un magnifique corbillard attelé de six chevaux : aux quatre coins étaient placés des drapeaux ; les insignes des dignités du maréchal étaient posés dur le cercueil. Un corps de troupe, environ 2.000 hommes, était sous les armes.

Le fils de M. le prince d’Eckmühl, âgé de douze ans, était à la tête du deuil ; M. Achille Vigier, gendre de M. le maréchal ; M. le lieutenant-général comte de Beaumont, pair de France, et M. le lieutenant-général comte Coutard, commandant la 1ère division, en faisaient partie, en leur qualité de parents. MM. les maréchaux pairs de France comte Jourdan et duc de Trévise ; MM. les lieutenants-généraux pairs de France comte Belliard et comte Maison, ont tenu les coins du poêle. MM. les maréchaux, un grand nombre de pairs, parmi lesquels était le marquis de Lauriston, ministre de la maison du Roi ; plusieurs membres de la chambre des députés ; une réunion considérable de lieutenants-généraux, de maréchaux-de-camp, d’officiers supérieurs et de militaires de tous grades, de magistrats, fonctionnaires publics et de personnes attachées à la mémoire du maréchal, l’ont accompagné à sa dernière demeure.

Le convoi est arrivé à trois heures au cimetière du Père-Lachaise, en passant par le pont Louis XVI, la place Louis XV et les boulevards.

Arrivé au lieu de la sépulture, M. le maréchal comte Jourdan a pris la parole et a prononcé le discours suivant avec une émotion vivement partagée par tous les assistants.

Messieurs,

En jetant quelques fleurs sur cette tombe, où les ministres de la religion viennent de déposer les dépouilles mortelles d’un illustre guerrier, je suis bien assuré d’être l’interprète de vos sentiments. Mais pour les exprimer dignement, puis-je conserver la liberté d’esprit nécessaire au milieu de cette pompe funèbre, en présence d’une famille éplorée, d’amis consternés, oppressé par une propre douleur ? La vie du maréchal que nous pleurons est trop pleine de grandes actions pour être improvisée, c’est à l’histoire qu’il appartient de la transmettre à la postérité ; l’amitié se bornera à retracer quelques traits de cette vie, hélas ! trop courte, qui fut entièrement consacrée à la défense de la patrie, au soutien de l’honneur et de la gloire de nos armes, aux devoirs de bon père et de tendre époux, à des actes de bienfaisance.

Louis Nicolas Davoust, duc d’Auerstaedt, prince d’Eckmühl, maréchal et pair de France, grand-cordon de la Légion d’honneur, chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, décoré de plusieurs Ordres étrangers, naquit à Annoux, département de l’Yonne, le 10 mai 1770. Issu d’une famille noble, il fit ses premières études à l’Ecole militaire d’Auxerre, et n’en sortit que pour passer à celle de Paris. A l’âge de 17 ans, il entra en qualité de sous-lieutenant dans le régiment de Royal Champagne cavalerie. Lorsque la révolution éclata, je jeune Davoust resta fidèle à ses drapeaux ; il croyait que le devoir d’un Français est de défendre le sol de la patrie contre toute invasion étrangère.

En 1791, 200 bataillons de volontaires s’étant levés spontanément pour repousser l’agression dont la France était menacée, Davoust fut investi du commandement du 3ème de l’Yonne, par les suffrages de ses concitoyens. Ce corps ne tarda pas à se faire remarquer par son instruction et sa bonne discipline.

Pendant la campagne de la Belgique, sous Dumourier, Davoust se distingua dans plusieurs occasions, notamment à la bataille de Nerwinde. Dès cette époque, il montra cette résolution, cette intrépidité, cette fermeté de caractère qu’on retrouve dans toutes les circonstances de sa carrière militaire.

Qu’il me soit permis de relever ici la grave erreur où sont tombés quelques écrivains, en attribuant à Davoust d’avoir paru à la barre de l’assemblée législative, après la journée du 10 août, pour donner son adhésion à la déchéance du Roi, et demander du service. Cette imputation est absolument fausse. Sans doute, Davoust embrassa les idées de la révolution avec la chaleur de son âge ; mais comme tous les braves qui s’armèrent pour la défense de la patrie, il est étranger aux crimes qui souillent quelques pages de notre histoire. A l’époque du 10 août, il était au camp de Maulde, à la tête de son bataillon.

Un officier aussi distingué ne pouvait rester longtemps dans les rangs inférieurs ; Davoust fut promu au grade de général de brigade ; mais peu de temps après, il rentra dans ses foyers en vertu du décret qui expulsait les nobles de l’armée. Le temps de son inaction fut consacré à un acte de piété filiale. Il se renferme avec sa mère incarcérée à Auxerre, et adoucit sa captivité par ses tendres soins.

Employé de nouveau, après le 9 thermidor, le général Davoust passa à l’armée du Rhin. Si je le suivais sur ce théâtre de tant de beaux exploits, si je l’accompagnais sur les plages de l’Egypte, si je retraçais les nombreux combats où il donna tant de preuves de talent et de valeur, je dépasserais les bornes que j’ai dû me prescrire. Je dirai seulement qu’à son retour en Europe, il fut récompensé de ses grands services par le grade de général de division ; grade qu’il avait mérité trois fois par des actions d’éclat, et que sa modestie lui avait fait refuser jusqu’alors.

Elevé en 1804 à la dignité de maréchal d’Empire, Davoust ne tarda pas à se montrer digne d’une aussi honorable distinction. Pendant la mémorable campagne de 1805, au commencement de laquelle les Français, après quinze jours de marches, de manœuvres et de combats, forcèrent une armée ennemie à mettre bas les armes sur les glacis de Ulm, le maréchal Davoust défit complètement le corps du général Meerfeld à Marienzell. A Austerlitz, il soutint avec une seule division tous les efforts de la gauche des ennemis, qui cherchait à tourner la droite de l’armée française. Mais c’est surtout dans la campagne suivante que le maréchal se plaça au premier rang des grands capitaines.

Par la rapidité de ses marches, l’armée française avait coupé les lignes de communication des ennemis. La bataille d’Iéna allait décider du sort de la monarchie prussienne. Le maréchal Davoust, détaché, avec seulement 24.000 hommes, sur le point de Nauembourg, distant de sept lieues de celui d’Iéna, débouche du défilé de Kösen, culbute l’avant-garde des ennemis, et s’avance dans la direction d’Auerstaedt. Là il rencontre 80.000 Prussiens commandés par le duc de Brunswick, et animés par la présence de leur roi. Plein de confiance dans la vigueur des généraux qui commandent sous lui, et dans la valeur de ses troupes, il aborde les ennemis avec la plus grande résolution, enlève successivement toutes les positions où ils cherchent à se rallier, met dans la plus complète déroute cette armée presque quadruple de la sienne, et s’empare de 115 pièces de canon.

Gloire au héros qui, par la justesse et la rapidité de son coup-d’œil, son imperturbable sang-froid au milieu des dangers les plus imminents, et la vivacité de ses attaques, remporta une victoire aussi éclatante. Gloire aux dignes généraux et aux invincibles soldats qui le secondèrent avec tant de dévouement. Honneur aux mânes des braves qui périrent dans cette étonnante journée.

Après un tel exploit, faut-il vous transporter sur les champs de bataille de Ezarnova, de Golinisse, de Heilsberg, d’Eylau, de Tann, d’Eckmühl, de Wagram ? Non, Messieurs, je laisse ce soin à son historien. Vous, ses parents, ses amis, ses frères d’armes, vous savez que partout le maréchal Davoust soutint sa haute réputation, que partout il déploya les mêmes talents, la même valeur, la même fermeté, et que ces grandes journées furent autant de nouveaux fleurons ajoutés à la couronne de lauriers dont la victoire avait ceint son noble front dans les champs d’Auerstaedt.

En honneur de services aussi éminents, le maréchal Davoust fut créé successivement duc d’Auerstaedt et prince d’Eckmühl. Il avait acquis ce dernier titre dans deux batailles qui précédèrent celle d’Eckmühl, où, à la tête de 25 mille hommes, il rendit inutiles tous les efforts de l’armée autrichienne, commandée par l’archiduc Charles, pour empêcher la réunion des divers corps de l’armée française.

La guerre ayant éclaté de nouveau entre la France et la Russie, le maréchal prince d’Eckmühl eut le commandement du premier corps de l’armée. On ne prévoyait pas qu’une campagne dont les commencements furent si brillants, aurait une fin si funeste. Le maréchal débuta par le combat de Mohilow. Avec à peine 15 mille hommes, il se battit avec acharnement pendant 12 heures contre plus de 40 mille Russes, et les repoussa avec une perte considérable. Il fit encore des prodiges de valeur à la bataille de Smolensk et à celle de la Moskowa. Blessé grièvement à la dernière de ces journées, il resta sur le champ de bataille pour animer ses troupes par sa présence, et suivit l’armée jusqu’à Moskow.

Dans le cours de cette désastreuse retraite, qui ensevelit tant de braves sous les glaces de la Moscowie, le maréchal eut de fréquentes occasions de se signaler ; mais il se fit surtout remarquer par un grand courage moral, si rare en de telles circonstances. Il marchait à la tête de ses troupes, partageait leurs privations, et quand la faim et le froid eurent anéanti son corps d’armée sorti victorieux de mille combats, il continua de marcher à la tête des aigles, des régiments et des officiers qui pouvaient les suivre.

Profitant de cet affreux désastre, toutes les puissances de l’Europe se liguèrent. La France touchait au moment d’une grande catastrophe, mais elle ne devait pas succomber sans gloire. Les célèbres batailles de Lutzen et de Bautzen, les brillants avantages remportés dans les plaines de Montmirail et de Champ-Aubert attestent les généreux efforts de nos soldats et de leurs dignes généraux, pour ressaisir la victoire.

Pendant que la valeur française brillait d’un nouvel éclat dans cette lutte terrible, le maréchal prince d’Eckmühl, qui était à Hambourg avec le 13ème corps composé de nouveaux soldats, déployait toute l’énergie de son caractère et cette prévoyance qui déjoue les ruses et les intrigues, en même temps qu’elle assure les moyens d’attaque et de défense. Rien ne fut négligé pour conserver à la France cette place importante, et l’armée qui s’y trouvait réunie. Les fortifications furent réparées, un vaste camp retranché fut construit, et les communications sur les deux rives de l’Elbe assurées. Le maréchal pourvut avec une sollicitude toute particulière aux besoins des hôpitaux, à l’habillement et à la solde des troupes, et forma des approvisionnements pour le cas de siège. Bientôt, attaqué par des forces considérables, il conserva un système de défense de plusieurs lieues de développement. Si, par un retour de fortune, les alliés, qui menaçaient la capitale, avaient été rejetés au-delà du Rhin, le corps d’armée renfermé dans Hambourg, reprenant l’offensive, se serait porté sur leurs communications. Le maréchal repoussa toutes les propositions que lui firent les généraux ennemis en lui annonçant leurs triomphes, et ne voulut remettre la place qu’au général Gérard, qui vint en prendre le commandement par ordre du Roi.

A peine retiré dans sa terre de Savigny, le prince d’Eckmühl eut à se défendre contre les attaques de la malveillance. Il publia à cet effet un Mémoire sur le mémorable siège de Hambourg, qui est devenu un monument historique, et détruit complètement toutes les accusations portées contre lui.

Le maréchal prince d’Eckmühl occupa plus tard avec une grande distinction le poste important de ministre de la guerre. On se rappelle avec étonnement l’activité avec laquelle il créa d’immenses ressources militaires dans des circonstances si pressantes et si difficiles. Après la journée de Waterloo, il rallia l’armée sous les murs de Paris. Conaincu que toute résistance serait inutile et ne pourrait qu’attirer les plus grands malheurs sur la capitale, il se replia sur la Loire. Peu de jours après, il envoya au Roi sa soumission et celle de l’armée, et remit le commandement à M. le maréchal duc de Tarente.

Ici, Messieurs, se termine la carrière militaire du maréchal prince d’Eckmühl. Cette rapide esquisse est loin d’en retracer tout le lustre, mais elle suffira sans doute pour prouver qu’elle fut parcourue glorieusement.

Outre les hautes qualités militaires qui ont distingué le maréchal prince d’Eckmühl, il s’est acquis chez toutes les nations où il a commandé, une grande réputation d’équité, de probité, de désintéressement et d’amour de l’ordre. Les Polonais surtout ont applaudi à la sagesse de son administration et à la bonne discipline de ses troupes. La conduite qu’il tint parmi eux contribua beaucoup à leur inspirer les sentiments qu’ils n’ont cessé de nous montrer, même à l’époque de nos plus grands désastres. Le prince de Poniatowski resta toujours son ami. Il ne s’est pas moins fait remarquer par la noblesse et l’élévation de ses sentiments. Parmi tant de traits qui l’attestent, je citerai sa lettre au ministre de la guerre, lettre que l’histoire aura soin de recueillir, par laquelle il demande qu’on fasse peser sur sa tête toute la responsabilité des actes pour lesquels plusieurs généraux sont poursuivis, attendu, assure t-il, qu’ils n’ont fait qu’exécuter les ordres qu’il leur a donnés. Une telle démarche suffirait pour honorer à jamais la mémoire du noble maréchal.

Le Roi ayant daigné appeler à la chambre des pairs le maréchal prince d’Eckmühl, il parla souvent avec courage et talents en faveur des principes constitutionnels, étant bien persuadé qu’on ne peut servir plus utilement le Roi et la patrie qu’en veillant à la conservation de la Charte, cette œuvre de la haute sagesse de notre auguste monarque, qui, bien exécutée, garantit tout à la fois la liberté publique et des droits de la couronne. Si les circonstances l’avaient ramené à la tête des armées, il s’y serait montré intrépide et fidèle.

Si maintenant vous voulez connaître l’affection qu’il portait aux soldats, interrogez ces vétérans qui lui rendent les derniers honneurs militaires, ces invalides qui, mutilés, couverts de nobles cicatrices en combattant sous ses ordres, ont voulu accompagner son cercueil ; ils vous diront avec quelle sollicitude il veillait à tous leurs besoins, quelle surveillance il exerçait sur le service des hôpitaux, avec quel empressement il sollicitait les récompenses dues à leur courage et à leur bonne conduite.

Voulez-vous connaître toute sa bienfaisance ? transportez vous à Savigny, vous y verrez les regrets de tous les malheureux.

Enfin, si vous voulez savoir combien il était bon père et bon époux, remontez à l’époque peu éloignée où cet intrépide guerrier eut besoin de recueillir toutes les facultés de sa grande âme pour ne pas succomber à la douleur de perdre une fille chérie, à peine entrée dans son printemps. Voyez couler les larmes de son fils ; allez entendre les sanglots de sa veuve, ils sont bien plus éloquents que mes paroles.

L’âge et la forte constitution du prince d’Eckmühl semblaient lui promettre qu’il jouirait encore longtemps de sa gloire. Vaine espérance ! la mort qui avait respecté cette tête illustre dans mille combats, s’apprête à la frapper lorsque, rendu à la vie paisible, le maréchal se livre aux soins de l’éducation de son fils, aux travaux de l’agriculture, et répand de nombreux bienfaits autour de lui ... Respectons les décrets de la Providence : le maréchal est atteint inopinément d’une maladie douloureuse. Sa famille et ses amis conçoivent les plus vives alarmes. Quant à lui, il voit les progrès du mal, en connaît tout le danger et néanmoins, pendant sept mois de cruelles souffrances, il ne profère aucune plainte, ne témoigne aucune inquiétude. S’il éprouve quelque émotion, c’est en jetant les yeux sur les objets de sa tendresse qui l’entourent. Il voit leur douleur, s’en afflige et cherche à les consoler ; mais bientôt il redevient calme et imperturbable comme sur un champ de bataille.

Cependant, ni les secours de l’art, ni les soins les plus assidus de la meilleure des épouses, ni les prières de ses enfants, ni les vœux ardents de ses amis ne peuvent éloigner le moment fatal, le maréchal sent qu’il approche. Sa constance n’est point ébranlée, il reçoit les consolations de la religion, bénit ses enfants, éloigne de son lit de mort sa fidèle compagne, et rend sa grande âme à l’Eternel.

Mais, Messieurs, un grand-homme ne meurt pas tout entier. Il nous reste de l’illustre maréchal prince d’Eckmühl l’exemple de ses vertus, le souvenir de ses grandes qualités et des éminents services qu’il a rendus à la patrie ; et l’histoire prend son burin pour graver son nom au temple de mémoire.

Après ce discours, les derniers honneurs militaires ont été rendus à l’illustre défunt, dont le tombeau est placé auprès de celui de M. le maréchal Masséna.

( Extrait du Moniteur du 5 juin 1823 )

- Voir aussi le témoignage du général Foy