05. Appel à la justice (Th. de Haupt)

HAMBOURG ET LE MARECHAL DAVOUST. APPEL A LA JUSTICE. Par TH. DE HAUPT, ancien Officier anglois. Paris, Mai 1814

Les illustrations ont été ajoutées par nos soins.


Le trône antique de St-Louis avoit été renversé par la révolution ; le sang de Louis le Bien-Aimé et de Marie-Antoinette avoit été répandu par le peuple le plus aimable et le plus doux. Du tombeau de la monarchie était sorti un spectre informe, hideux, plus effrayant que tous ceux qui ont jamais épouvanté l’imagination(expression de Burke). Ce même peuple qui avoit détruit jusqu’aux statues et jusqu’aux bustes du bon Henri, exilant ses fils, se soumit à un étranger. Les lis des Capets furent en proie à des abeilles, qui en puisèrent le doux nectar, et, au lieu d’en nourrir un peuple égaré, ne firent que le blesser.

Sur les sanglans débris du trône légitime s’éleva un trône impérial : le glaive du guerrier ambitieux devint un spectre de fer, qui étouffoit le dernier germe de la liberté et du bonheur national. Le sol classique de l’Italie, la pieuse Espagne, le berceau de Guillaume Tell, la création de Frédéric-le-Grand et la Russie furent le théâtre d’une série de guerres d’extermination. L’Europe entière étoit ravagée, du Borysthène à la Méditerranée, et des colonnes d’Hercule au Danube.

Parmi les victimes d’une insatiable ambition, les villes hanséatiques, et notamment Hambourg, furent au nombre des plus déplorables. Ces illustres monumens de la plus antique et de la plus puissante réunion de commerce, ces républiques dont les flottes nombreuses couvroient les mers, et dont les pavillons furent couronnés par la victoire, se virent privées à la fois de leur indépendance, de leur constitution, de leur commerce et de tous les biens qui embellissent la vie et la remplissent de charmes. Les fleuves majestueux, jadis sillonnés par les navires de toutes les nations, tout d’un coup abandonnés par suite d’un système insensé, baignèrent tristement ces villes reines du commerce ; ils sembloient regretter par un murmure plaintif ces vaisseaux si fiers de l’honneur de leurs pavillons, ces colosses mouvans qui voguoient en triomphe sur leurs ondes, et qui amenoient les richesses des deux mondes à ces ports où depuis de longues années ils dépérissent.

La réunion des villes hanséatiques à l’empire françois acheva la destruction du commerce, dont la stagnation prolongée avoit déjà épuisé les fortunes de la plupart des commerçans, et réduit même celles des maisons les plus riches et les plus florissantes à une aisance médiocre. Des droits d’entrée excessifs, portés au double et au triple, des saisies illégales et arbitraires auxquelles on procédoit de la manière la plus révoltante sur des marchandises déjà rachetées par quinze millions de francs, et la destruction des marchandises de fabrique angloise, ordonnée par le gouvernement, en falloit-il davantage pour achever la ruine d’une ville dont le commerce faisoit l’unique ressource ? L’on vit éclater des faillites sans nombre : les maisons les plus solides, connues généralement par la sagesse de leurs spéculations et la probité la plus rigoureuse, finirent par succomber. Leur catastrophe rendit misérable une foule d’ouvriers auxquels ils avoient fourni les moyens de se nourrir, ainsi que leurs familles, par leur travail et leur industrie. Bientôt les foibles épargnes de cette classe laborieuse, fruits d’une époque plus florissante, furent épuisées ; la contrebande fut leur dernière ressource. Des milliers de ces malheureux hasardoient leur vie pour empêcher leurs familles de mourir de faim et de misère. Il falloit naturellement punir cette audace, qui fit mépriser la mort aux pères pour en garantir leurs femmes et leurs enfans. Des cours prévôtales trempèrent leurs plumes dans le sang des coupables, pour signer dans leurs séances des arrêts conformes aux lois de leur souverain : la marque, les travaux forcés et la guillotine furent le partage des malheureux, qui aimoient mieux subir ces peines que rester sourds aux cris de leurs familles qui leur demandoient du pain. Le nouveau Titus eut l’humanité de débarrasser ces pères trop tendres du soin de leurs enfans ; il les rangea sous les drapeaux de la tyrannie, et les fit marcher contre leurs compatriotes qui s’approchoient pour mettre un perme à leurs souffrances.

La ville de Hambourg n’étoit pas tout-à-fait étrangère à la France. Cette ville a montré dans tous les temps une prédilection très marquée pour la nation françoise : dans les funestes époques de la révolution et du terrorisme, elle devint l’asile non seulement d’un grand nombre de personnages distingués par leur rang, et que leur ingrate patrie repoussoit, mais aussi celui d’une foule de malheureux François des classes moyennes et inférieures, qui y furent accueillis à bras ouverts, et qui par leur industrie et leur travail réussirent bientôt à se faire une fortune considérable : la nombreuse classe des restaurateurs, des teneurs de salons et de pavillons, des bijoutiers, quincailliers et modistes, n’étoit composée que de ces émigrés, auxquels on avoit accordé des avantages et des privilèges très importans.

La période qui s’écoula depuis la réunion des départemens hanséatiques à l’empire françois, le 18 décembre 1810, jusqu’à l’introduction de la constitution et des lois de cet empire, le 20 août 1811, fut celle où le prince d’Eckmühl accabloit les habitans de Hambourg de vexations, et leur faisoit éprouver des souffrances qui, malgré leur poids, n’étoient cependant qu’une foible esquisse de celles auxquelles cette ville désolée est en proie depuis la rentrée de ce prince dans ses murs.

A peine Davoust fut-il entré dans cette ville avec la haute police, dont le chef d’Aubignosc étoit son digne aide, qu’on les vit annoncer par leurs actions l’esprit dont ils étoient animés. La haute police, organe des projets bienfaisans et vraiment paternels du prince, fut organisée. L’on établit d’abord une bande nombreuse d’espions choisis dans un tas de personnages méprisables qui font rougir la ville où ils ont reçu le jour ; ce rebut de la population fut ce que l’on jugea convenir le mieux à l’institution. Parmi les commissaires de police il se trouva quelques hommes pleins de zèle et de probité ; l’on se hâta de réparer la faute que l’on avoit commise en les employant ; on les éloigna de ces fonctions, ou bien on les engagea par des intrigues à renoncer spontanément à une tâche dont ils n’avoient pas connu tout ce qu’elle devoit avoir d’odieux par sa dépendance des intentions de leur chef. Les autres, nommément les trop fameux Gay et Nohr, méritant d’occuper leurs places, un inspecteur digne de gouverner de pareils fonctionnaires, et un chef qui l’emportoit sur les autres, composoient la formidable hiérarchie qui se préparoit à travailler par système à la ruine d’une ville déjà malheureuse.

Bientôt ce monstrueux assemblage commença ses opérations et déploya son activité et ses talens dans tous les genres. Les espions fourmilloient aux grands et aux petits théâtres, aux bals parés, aux guinguettes, aux cafés, dans les salons, les pavillons, les promenades et les parties de campagne : les réunions des premières classes même et les cercles de famille n’étoient pas à l’abri de ces redoutables émissaires, qui, sous des masques de toute espèce, épioient les discours, l’air, et même les soupirs, qui échappoient en secret au cœur du malheureux accablé sous le poids de ses souffrances : l’étranger étoit sûr de trouver un espion dans son domestique de place, et l’homme bienfaisant, dans le mendiant auquel il prodiguoit ses secours. Bientôt une réserve craintive, une timide circonspection même entre amis et parens, et une frayeur sourde remplacèrent dans les réunions publiques et particulières les restes de cette gaieté et de cette aimable franchise que les Hambourgeois avoient encore conservés dans les circonstances les plus rigoureuses ; les épanchemens du cœur, les accens de l’allégresse et les regrets étoient étouffés par la crainte, au moment où les cœurs alloient oublier les fardeaux qui les accabloient, et la tyrannie qui leur interdisoit même la plainte. La douleur et les souffrances du malheureux habitant étoient d’autant plus vivement senties, qu’on lui refusoit la consolation de faire partager ses sensations aux compagnons de son malheur. Des actes épouvantables d’un pouvoir arbitraire, qui faisoient frémir d’indignation et d’horreur, achevèrent d’enchaîner les langues : ces actes étouffoient le soupir en sa naissance et apprenoient aux yeux à feindre l’allégresse, tandis que le cœur étoit déchiré.

La manière douce et paternelle avec laquelle les Hambourgeois avoient été traités avant cette époque funeste par M. Bourrienne, ministre plénipotentiaire de France, avoit en quelque sorte cicatrisé les plaies profondes qui avoient été portées au commerce par les lois rigoureuses d’un souverain, ennemi déclaré de cette branche d’industrie si intéressante, si précieuse, dont Hambourg étoit le foyer européen. M. Bourrienne, par des procédés dignes de la justice et des sentimens d’humanité et de bienfaisance qui le caractérisoient, s’étoit attaché à concilier, autant que possible, les intérêts trop lésés des négocians avec la rigueur des ordres de son gouvernement. Déjà ces derniers s’étoient accoutumés à remplir les formalités minutieuses qui leur étoient prescrites, et même à acquitter sans murmure les droits souvent excessifs du tarif françois. L’on peut même ajouter que si la ruine de Hambourg a été retardée de plusieurs années, ce n’est qu’à la sollicitude toute paternelle de cet administrateur, aussi éclairé qu’intègre et désintéressé, qu’on en est redevable.

Le système qui succéda avec le gouvernement de Davoust à cette administration bienfaisante porta la terreur dans l’âme des Hambourgeois, et fit naître leurs justes plaintes. Le gouverneur général et son factotum d’Aubignosc, jaloux des regrets que tout le monde portoit hautement au souvenir de celui dont la gestion mise en parallèle avec la leur formoit le contraste le plus frappant...le prince d’Eckmühl et d’Aubignosc, dis-je, au lieu de puiser dans la voix du peuple une leçon salutaire qui les engageât à changer de conduite et à suivre le chemin que leur prédécesseur avoit si dignement tracé, imaginèrent qu’en persécutant M. Bourrienne ils parviendroient à se mettre à l’abri de l’odieux et du blâme qui déjà les entouroient. Des dénonciations réitérées peignirent le respectable ministre comme ayant agi (ce qui étoit condamnable alors) dans un sens opposé aux intentions de Buonaparte, et on alla jusqu’à supposer des vues d’intérêt personnel à ses actions et même à ses bienfaits.

Cinq ou six habitans de Hambourg, qui avoient eu des relations avec l’ex-ministre de France, furent tout à coup arrêtés et transférés au secret dans les différentes prisons de la ville. Leurs papiers, mis d’abord sous le scellé de la haute police, furent examinés ; on en vint ensuite à des enquêtes, ou pour mieux dire à des interrogatoires où l’on employa les menaces les plus révoltantes, et même de mauvais traitemens, pour forcer les personnes arrêtées à déposer contre M. Bourrienne sur des faits dont aucun d’eux, dont personne n’avoit la moindre connoissance. Cette torture d’une espèce nouvelle ne produisit aucune charge contre M. Bourrienne. Déçus de leurs espérances, ses persécuteurs mirent le comble à leur vindication en prolongeant encore pendant plusieurs mois l’arrestation aussi arbitraire que révoltante dont ils avoient frappé d’innocens témoins.

Mais ceci n’étoit qu’un foible commencement des malheurs qui devoient peser sur Hambourg ; il ne falloit dans cette fatale époque qu’un mot imprudent et un sourire, ou même la simple rancune d’un agent de police, pour arracher le père du sein de sa famille, l’époux à son épouse et le fils des bras d’une tendre mère, pour les ensevelir vivans et les faire mourir d’inanition et de misère dans des cachots horribles. On ne citera que quelques exemples parmi le grand nombre de ceux qui se présentent à ma mémoire ; les faits sont authentiques et tirés des papiers des infortunés mêmes que Davoust a immolés.

M. Baumhauer possédoit, avec quelques foiblesses, un cœur excellent et un esprit saillant. Formé par la lecture des auteurs classiques, anciens et modernes, il étoit un avocat très instruit, et d’une probité scrupuleuse : malheureusement son penchant à la satire l’entraînoit quelquefois à des imprudences et lui faisoit lancer de petits traits d’épigrammes qui lui excitoient de puissans ennemis.

M. Baumhauer avoit, après la réunion des départemens hanséatiques, demandé une place de juge de paix à Hambourg : en attendant sa nomination, il exerçoit la profession d’avocat près la cour impériale séante en cette ville. La prudence et le désir de voir réussir sa demande lui imposoient de la réserve et beaucoup de précaution dans ses discours, surtout dans les lieux publics. Mais son cœur rempli de patriotisme souffroit trop ; il se souleva avec impétuosité contre l’humiliation et les malheurs de sa patrie ; il fut souvent sur le point d’éclater ; il su cependant se contenir longtemps. Un moment d’épanchement lui arracha quelques propos un peu indiscrets sur la haute police : un misérable, le nommé Courlaender, chef des espions de la police, qu’il crut son ami, le trahit et le précipita dans le gouffre, qui engloutit ses espérances, sa vie et le bonheur de sa famille.

Le lendemain, M. Baumhauer étoit auprès de sa vieille mère, qui soulageoit dans le sein de sa famille son cœur accablé par des souffrances de tout genre ; elle pleuroit dans les bras d’un fils qu’elle chérissoit plus que sa vie, lorsqu’un commissaire de police vint arracher cet infortuné pour assister à l’apposition des scellés, que l’on avoit déjà, en son absence, commencé à mettre sur ses papiers. L’esprit agité par de funestes pressentimens, il quitta sa mère qui fondoit en pleurs : arrivé dans sa demeure, il y trouva un autre commissaire, occupé de fouiller dans ses effets et ses papiers.

Quoique l’on ne trouvât chez lui rien qui pût justifier une procédure aussi arbitraire, hormis quelques caricatures angloises, et des brouillons de quelques épigrammes pleines de sel contre les suppôts de la haute police, cependant M. Baumhauer fut arrêté et transporté à la prison du Winserbaum, où il fut détenu plusieurs semaines au secret, souffrant d’une maladie que l’air du cachot devoit empirer, et privé de toute consolation ; ses instances réitérées ne lui purent seulement obtenir la faveur d’être interrogé pour prouver son innocence.

Les sollicitations de ses nombreux amis, et les murmures que cette détention d’un jurisconsulte recommandable excitoit dans toute la ville, lui firent obtenir d’être interrogé plusieurs fois ; son innocence ayant été prouvée, il devoit espérer sa mise en liberté. Au contraire, le prince d’Eckmühl ordonna de transporter sa victime à la forteresse de Magdebourg.

On ne lui accorda qu’une heure de temps pour régler ses affaires et pour se procurer une petite somme qu’il devoit prodiguer aux gendarmes, pour obtenir la faveur de se servir d’une voiture, et de ne pas être entraîné comme un criminel entre leurs chevaux : on lui refusa même de faire ses derniers adieux à une mère et à une sœur désolées.

Pendant que M. Baumhauer, souffrant d’une maladie pulmonique, et dévoré par le chagrin et le désespoir, s’approchoit du comble de la misère, son escorte faisoit bonne chère à ses dépens, et dilapidoit ainsi la petite somme destinée à procurer quelques soulagemens au pauvre prisonnier.

A son arrivée à Magdebourg on lui fit déposer le reste de son argent chez le commandant de la forteresse, pour couvrir ses premiers besoins. Il fut enfermé dans un caveau horrible, situé dans les casemates ; et dont les murs humides exhaloient des vapeurs méphitiques, source d’une mort lente et terrible, que l’état de maladie du prisonnier devoit encore accélérer.

Séparé de tout ce qui lui étoit cher au monde, et souvent privé des premiers besoins de la vie, M. Baumhauer gémit six semaines dans cet horrible cachot : l’atmosphère empoisonnée qui l’environnoit absorba le reste de ses forces, et les souffrances de son âme achevèrent enfin la destruction d’un innocent qui n’avoit rien fait pour mériter des traitemens si barbares.

On refusa même au prisonnier la consolation de tracer par écrit les sentimens qu’il éprouvoit, et ses justes plaintes. Peut-on plus cruellement tourmenter un homme de lettres, qui sent le besoin d’épancher les affections de son âme, et qui veut, par des occupations littéraires, tâcher d’oublier ses malheurs ? Cependant il se servit d’une épingle pour tracer de temps en temps sur ses tablettes quelques mots qui peignoient sa situation physique et morale. Qu’il est touchant de voir figurer dans ces esquisses un arc-en-ciel et une colombe blanche, qui sembloient annoncer au pauvre prisonnier sa délivrance ; de le voir célébrer la fête de sa mère par le plaisir de changer de linge, et par une prière ardente adressée au ciel pour qu’il lui fasse oublier les malheurs de son fils !

Les médecins ayant enfin décidé qu’une plus longue détention dans un lieu aussi malsain conduiroit infailliblement le prisonnier à une mort subite, l’on se vit forcé à regret de le faire transporter de sa prison dans une auberge de la ville, où on lui permit de vivre, sous surveillance, aux dépens de ses amis. Cette action d’humanité fut en quelque sorte inutile. Le germe de mort apporté par M. Baumhauer, et nourri par une affreuse prison, ne lui permit pas de jouir longtemps de son changement, de son élargissement, et de sa nomination à une place de juge de paix ; son innocence avoit enfin, mais trop tard, été reconnue du gouvernement même, dont le représentant avoit si injustement privé M. Baumhauer de sa liberté, et l’avoit dévoué à une mort prématurée.

Passons à un second exemple tiré de même de la première époque du terrible empire du prince d’Eckmühl sur la malheureuse ville qu’il est enfin parvenu à écraser entièrement.

Cinq capitaines de vaisseau brémois, nommés Krumme, Harz, Otte, Kindt et Geyer, avoient, par la longue stagnation du commerce, été réduits, avec leurs familles, au comble du malheur ; ils virent s’approcher à grands pas le moment qui les condamnoit à la mendicité. Pressés par le besoin, le cœur déchiré par les larmes de leurs épouses et les cris de leurs enfans en bas âge, qui leur demandoient du pain, ces cinq marins se déterminèrent à une entreprise dont ils connaissoient tous les dangers : ils entreprirent un voyage à Helgoland, exposant leurs jours à la fureur des flots en faisant ce voyage dans une barque fragile, et à celle de Davoust à leur retour. Après avoir essuyé une tempête terrible, ils arrivèrent à Helgoland ; ils font le recouvrement de quelques fonds qu’on leur doit, et emploient ce reste de leur fortune à l’achat de denrées coloniales et d’autres productions étrangères. Pénétrés du doux sentiment d’apporter à leurs familles des secours qu’ils avoient achetés aux risques de leur vie, ils arrivent à l’embouchure du Weser. Au moment de leur entrée dans le fleuve, ils sont découverts par une chaloupe françoise armée. Ils attendent tranquillement la chaloupe qui les approche : les capitaines tâchent de prendre des arrangemens avec le commandant de la chaloupe ; la différence des langues échauffe les parties ; un des capitaines, ayant lâché un propos inconsidéré, est tué d’un coup de pistolet ; deux autres sont blessés et assommés. Après les avoir traînés de prison en prison, on n’attendit pas même que leurs blessures fussent guéries pour les traduire, en vertu des ordres du prince, devant une commission militaire qu’il avoit établie à Ritzebüttel, pour juger les crimes de contrebande et de communications avec l’Angleterre. Son Altesse avoit donné à cette commission les ordres les plus précis. La mort, telle étoit la volonté du prince ; il lui falloit un exemple, peu importoit qu’il s’agît d’un innocent ou d’un coupable, il suffisoit d’être accusé.

Grâces soient rendues au digne président de la commission. L’Anglais Blackwell opposa à la volonté arbitraire et aux ordres sanguinaires du prince une fermeté qui l’honorera à jamais : il ne craignit pas, dans le sanctuaire de la justice, s’exposer par la plus rigoureuse impartialité à toute la colère de Davoust : son exemple trouva de dignes imitateurs dans les juges. La commission se déclara incompétente, attendu que l’importation de contrebande, dont les capitaines étoient accusés, avoit eu lieu avant l’installation de la commission et la promulgation des peines dont ce crime devoit être puni, et parce qu’en conséquence cette disposition ne pouvoit avoir un effet rétroactif. La vie des capitaines fut sauvée ; le prince accabla le généreux Blackwell de reproches, et lui fit sentir toute sa fureur, pour lui avoir soustrait des victimes.

Cependant la vie des malheureux capitaines étoit seule sauvée : après une détention de plus de neuf mois dans les plus affreuses prisons, ils furent acquittés par la cour prévôtale de Hambourg de la peine afflictive, mais condamnés dans le fait à la mendicité par la confiscation des marchandises et l’amende de la triple valeur. Cependant le beau-père d’un des capitaines avoit sauvé près du cap de Bonne-Espérance, au risque de sa vie, soixante matelots françois qui se trouvoient à bord de la frégate échouée la Rose !

Les annales de cette époque de la malheureuse ville de Hambourg fourmillent de ces exemples ; il seroit difficile de choisir entre les victimes de son régime arbitraire. Rappelant les temps du terrorisme, il suffisoit alors de lui avoir déplu, ou d’avoir un ennemi accrédité près de la haute police et de ses suppôts, pour être enlevé pendant la nuit de son lit et pour gémir pendant plusieurs mois dans les cachots, sans être interrogé, et sans même connoître les motifs de la détention. L’affaire du sieur Schraeder, un des premiers négocians de Hambourg, du sieur Buchholtz, surtout la fameuse affaire des soies des sieurs Schulte et Schemann, et tant d’autres de ce genre, rempliroient des volumes dignes de former un appendix à l’histoire de Napoléon.

Les habitans de Hambourg supportoient avec la plus noble résignation la destruction de leur commerce, leurs privations et leurs souffrances ; ils furent bons sujets même envers leurs oppresseurs ; obéissant à des lois dures et accablantes, ils espéroient de voir enfin arriver le terme de cette désolante époque. Ce beau moment approchoit à grand pas : Napoléon avoit déjà succombé à la vengeance divine dans les contrées glaciales de la Russie ; pour la seconde fois il avoit abandonné par une fuite ignominieuse son armée dénuée de tout et en proie aux rigueurs des climats. Cependant il n’étoit pas encore temps ; le Hambourgeois, contenant à peine son allégresse et les élans de patriotisme dont il se sentoit agité, continua cependant à obéir à des lois dures et injustes, et à souffrir les plus cruelles vexations. Ce fut le 24 février de l’année passée (1813) où le noble caractère des Hambourgeois se déploya avec un éclat qui les montra dignes de leurs illustres ancêtres et de la plus brillante époque de l’histoire des villes hanséatiques.

Le peuple étoit exaspéré au dernier degré par la manière odieuse et outrageante dont les préposés des douanes exerçoient leurs fonctions aux portes de Hambourg, en se permettant de fouiller les femmes des bourgeois ; la populace et la nombreuse classe des malheureux contrebandiers, irrités par la dureté et les mauvais traitemens que les douaniers menoient à l’exercice de leurs fonctions, et portés au désespoir per l’excès de la misère, se révoltèrent enfin à l’occasion d’un vieillard blessé, sans la moindre raison, d’un coup de sabre, par un douanier.

Cette émeute, qui avoit commencé aux bureaux de visite de la porte d’Altona, gagna bientôt tous les quartiers de la ville, et devint générale parmi la classe du peuple qui en étoit l’auteur. Tous les bureaux de visite défendus par les préposés, après avoir été emportés d’assaut, furent détruits avec une rapidité étonnante : les aigles impériaux et tous les emblèmes du gouvernement furent brisés ou enlevés ; beaucoup de gendarmes et de préposés trouvèrent une mort cruelle entre les mains d’une populace altérée de leur sang ; plusieurs agens de police furent blessés ou maltraités ; la maison du nommé Nohr, qui s’étoit surtout attiré la haine générale par les vexations les plus odieuses, fut dépouillée et détruite de fond en comble ; enfin toute la ville étoit le théâtre de scènes terribles d’une émeute populaire.

Mais examinons les élémens de cette révolte, voyons quelles étoient les classes du peuple qui y participoient. Des hommes nés dans la misère et démoralisés par le métier de contrebandier, auquel leurs parens les avoient accoutumés dès leur enfance, des poissardes, des mendians, des crocheteurs, et enfin tous ce ramas de prolétaires et de mauvais sujets qui infectent toutes les grandes villes, et dont le nombre s’étoit accru à Hambourg en même temps que la misère : aucun bourgeois, aucun homme recommandable dans telle classe que ce fût ne prit part à un mouvement séditieux et prématuré, qui ne pouvoit avoir que des suites fâcheuses pour la ville, puisque le vrai moment de la délivrance n’étoit pas encore arrivé ; l’on vit même beaucoup de citoyens offrir un asile à des hommes qui les avoient maltraités, et les dérober, à leurs propres risques, à la fureur de la populace.

Les bourgeois prirent les armes pour garantir leurs propriétés de la rage des séditieux, qui commençoient à menacer leurs concitoyens d’incendie et de pillage : d’anciens membres du sénat, des avocats, des médecins, des négocians, enfin les premières classes de la population, montoient tous la garde : aidés de quelques centaines de militaires danois qu’on avoit demandés à Altona, il parvinrent à rétablir bientôt l’ordre et la paix. Mais quelle fut leur récompense ? Sept bourgeois, entièrement innocens, furent traduits devant une commission militaire ; on n’écouta que des témoins que la peur avoit aveuglés ; ou que la vengeance inspiroit ; toute intercession fut rejetée ; ils furent condamnés à mort, et fusillés dans les vingt-quatre heures.

Dans cet acte d’injustice et de cruauté on avoit très bien compté sur le noble caractère des habitans de Hambourg ; des autorités, prêtes à quitter cette ville, ne craignoient pas leur ressentiment dans un moment où les libérateurs étoient déjà à quelques lieues. Aussi ils ne se trompèrent point dans leurs calculs : aucune autorité ne fut troublée dans les préparatifs de départ ou plutôt de fuite : malgré le désordre extrême qui régnoit dans ce moment parmi les fonctionnaires publics, le peuple resta tranquille ; il les vit emporter dans des caisses publiques des sommes immenses, et, fidèle à ses devoirs de sujet et de citoyen, protégeoit le départ de ceux dont l’éloignement le dégageoit de ses devoirs envers un gouvernement qui l’avoit tyrannisé. Pas un seul individu ne fut maltraité dans ce moment de crise ; les propriétés particulières et celles du gouvernement furent respectées : exemple touchant de modération, de probité et de vertus civiques !

Les Russes, sous les ordres du général de Tettenborn, entrèrent enfin dans la ville, qui avoit attendu leur arrivée avec tant d’impatience. Ils furent accueillis comme des frères, comme des libérateurs longtemps désirés. Toutes les places publiques, les rues, les maisons, jusqu’au comble, étoient remplies d’une foule immense qui faisoit les airs des cris de huzzah et de vive Alexandre. Partout on voyoit flotter des drapeaux ornés des anciennes armes de Hambourg ; partout on entendoit des accens de joie et des cris d’allégresse : tout ce peuple immense ne sembloit qu’une famille qui célébroit le retour de frères chéris auxquels on s’empressoit de donner des preuves d’amour et de reconnaissance. Une brillante illumination volontaire, qui eut lieu pendant trois jours, et à laquelle le plus pauvre employoit jusqu’à son dernier sou, et des réjouissances auxquelles la gaité et la joie la plus pure présidoient, célébroit cette fête unique et à jamais mémorable dans les annales de Hambourg.

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Le général Tettenborn

Le soir même de l’entrée des Russes, le général Tettenborn fit proclamer, au nom de son souverain, la liberté et l’indépendance de la ville : l’ancien sénat s’installa de nouveau, et toutes les autres autorités qui avoient été remplacées par celles du gouvernement françois reprirent leurs fonctions. Une proclamation du général adressée aux habitans, et par laquelle il les sommoit de prendre les armes pour la cause de leur ville et la liberté de toute l’Allemagne, fut accueillie avec un enthousiasme sans bornes. Le général, ayant annoncé l’organisation d’une légion hanséatique, avoit à peine établi les bureaux d’inscription, que l’on vit tous les jeunes gens depuis les premières familles jusqu’aux fils des ouvriers s’empresser en foule pour se décorer de la croix du nord, qui devoit servir de devise à la légion. Les habitans des environs suivirent bientôt ce noble exemple : l’affluence étoit si grande et si impétueuse qu’on étoit obligé de placer des gardes aux bureaux d’inscription pour maintenir l’ordre. La première ville de commerce de l’Allemagne, et peut-être de tout le continent européen, fut le théâtre où l’on vit se déployer toutes les vertus civiques ; elle devint le berceau et le point central de cet enthousiasme qui saisit plus tard tous les peuples de l’Allemagne, et qui parvint enfin à détruire le trône du tyran de l’univers. C’est un peuple commerçant qui a donné le premier exemple ; c’est lui qui, par des sacrifices à jamais mémorables dans l’histoire de tous les siècles, à rouvert la carrière du patriotisme et de la gloire nationale à l’Allemagne. Le vieux père se dépouillant de son seul appui, la mère courbée sous le poids de l’âge et des infirmités, décoroient leurs fils de la cocarde de la légion ; il les envoyoient, en les bénissant, combattre pour leurs foyers, leur indépendance et le repos de ceux qui leur avoient donné le jour. Le riche prodiguoit ses trésors au jeune homme pauvre auquel le sort n’avoit donné qu’un cœur noble, plein de courage et de patriotisme. L’homme aisé sacrifioit ses penchans, ses goûts de luxe, les servantes et les enfans leurs petites épargnes, les dames leurs atours, pour ne s’embellir que de la gloire de leur ville ; le pauvre partageoit ses aumônes pour enrichir la caisse d’équipement de la légion.

Mais, indépendamment de cette légion hanséatique, il s’étoit formé une garde nationale sous les ordres de M. von Hess, composée de l’élite des habitans de Hambourg, qui, au bout de quelques semaines, parvint, par un zèle et une assiduité admirables, à un rare degré de perfection dans les manœuvres et les évolutions ; ce qui la rendit propre au service actif et à la défense de la ville, à laquelle elle fut peu de temps après employée.

Comment tracer le tableau de ces élans de l’enthousiasme le plus noble, des sacrifices héroïques et de tous ces beaux traits dignes des plus illustres époques de Rome et de Sparte, qui resteront à jamais gravés dans les cœurs de tous les Allemands, et qui illustreront encore dans les siècles à venir une ville qui s’est immolée pour sa liberté et celle de l’Europe (Hanfft, citoyen de Hambourg, employa plus de deux tiers de sa fortune - 37.000 francs - à l’organisation de quelques escadrons de cavalerie : il se mit à leur tête et assista à toute la campagne comme leur chef).

Le moment des épreuves approchoit ; déjà on s’étoit battu à quelques lieues de Hambourg : bientôt, après une longue et vigoureuse résistance, où la nouvelle légion et même des volontaires de la garde bourgeoise se couvrirent de gloire, les François occupèrent la ville de Haarbourg, sur la rive gauche de l’Elbe, vis-à-vis de Hambourg, et quelques îles, principalement celle de Wilhelmsbourg, dont l’occupation exposoit la ville à un bombardement. Trop foibles en nombre, et craignant à juste raison la perte de monde qu’une tentative de débarquement devoit coûter, les généraux Vandamme et Eckmühl, commandant le corps de siège, se contentèrent de faire construire des batteries sur l’île de Wilhelmsbourg et d’autres îles adjacentes. Ils y firent transporter avec des efforts inouïs des mortiers et des obusiers, pour se venger d’une ville qui avoit osé témoigner son allégresse de sa délivrance. Uniquement poussés par la vengeance, ils firent bombarder la malheureuse ville à différentes reprises, sans aucun autre but que celui de satisfaire cette passion.

L’approche du danger ne désarma point le courage des citoyens ; il l’enflamma davantage. Tout ce qui se sentoit assez de force pour porter les armes se rangea sous les drapeaux : la liberté ou la mort, telle fut la devise générale. Les bouchers, les brasseurs, la nombreuse classe des raffineurs s’étoient armés de piques, de haches, de massues, de couteaux et de pierres ; les femmes et les enfans même se mêloient à la foule, qui se portoit sur les remparts, remplissoit les rues et bordoit le rivage pour combattre l’ennemi s’il osoit tenter une descente. Le prince d’Eckmühl, très bien informé de ces dispositions du peuple, se gardoit de tenter une entreprise qui lui auroit fait trouver une autre Saragosse à Hambourg : il jouissoit du plaisir de brûler chaque nuit quelques édifices et de tuer peut-être, par ses bombes, ministres de sa rancune, quelques vieillards et quelques enfans. Mais il étoit sûr d’atteindre bientôt son but par une autre voie : les négociations avec le Danemark ayant enfin réussi, la malheureuse ville de Hambourg, immolée à une fausse politique, devint la proie de son plus cruel ennemi, qui avoit eu tout le temps de méditer sur le raffinement exquis qu’il donneroit à sa vengeance.

Les communications fréquentes des autorités militaires et civiles d’Altona avec les généraux françois, et les marches des troupes danoises, avoient annoncé déjà depuis plusieurs jours aux habitans de Hambourg le sort qui les attendoit. Cependant ils ne pouvoient pas croire que le Danemark seroit capable de les trahir. Le détachement des troupes suédoises qui étoit envoyé au secours de la ville s’étoit éloigné, en vertu d’ordres supérieurs, avec autant de précipitation qu’il étoit arrivé. Quelques personnes présageoient aussi le départ des troupes russes, qui formoient la garnison avec les troupes hanséatiques et avec les gardes nationales. L’on restoit cependant tranquille, et on se reposoit sur le Danemark, parce qu’on supposoit avec une pleine sécurité qu’au pis aller ses troupes occuperoient Hambourg comme ville neutre, pour la garantir du triste sort qui la menaçoit. La nuit du 29 au 30 mai, et cette journée du 30 détrompèrent les malheureuses victimes aveuglées par leur patriotisme, et les livrèrent à leur plus cruel ennemi, qui a continué jusqu’à ce moment même de les tourmenter avec un acharnement dont on frémit. Les troupes russes sous les ordres du général de Tettenborn, et avec elles la légion hanséatique, quittèrent la ville pendant la nuit. A la pointe du jour cette nouvelle et celle de l’occupation imminente de la ville par les Danois se répandirent dans tous les quartiers. Les gardes nationales, qui bivouaquoient encore à une demi lieue de la ville, reçurent l’ordre de rentrer. Arrivés à la place ordinaire du rappel, un des officiers supérieurs leur fit lecture d’une sommation de leur chef, parti dans la nuit, pour qu’ils eussent à déposer leurs armes et à attendre avec résignation la marche des évènemens. Déjà la plus grande partie des bourgeois avoit obéi à cette sommation, quand tout d’un coup la nouvelle se répandit que les troupes françoises avoient débarqué sur des vaisseaux danois, et qu’elles occuperoient la ville avec les troupes danoises, en vertu d’une alliance conclue entre le Roi de Danemark et Napoléon. Furieux de se voir trahis d’une manière aussi lâche, frémissant de rage, une partie des bourgeois reprit les armes pour défendre jusqu’à l’extrémité leurs foyers et leurs familles. Mais bientôt le bruit du nombre redoutable des troupes qui s’avançoient, une terreur et une épouvante panique désarmèrent ce noble courage. L’on vit les gardes, pleurant de douleur et de rage, briser leurs fusils, les jeter dans les canaux, et saisir leurs femmes et leurs enfans pour se sauver ensemble d’un ennemi qui leur étoit plus terrible que la misère à laquelle ils se dévouoient. Toutes les routes étoient couverte (sic) de citoyens des premières classes, de vieillards, de femmes enceintes et d’enfans qui fuyoient sans savoir où aller, et qui s’étoient à peine donné le temps de sauver un peu d’argent pour traîner pendant quelque temps une vie languissante qui leur étoit à charge.

L’intérieur de la ville offroit un spectacle déchirant : des maisons désertes, des boutiques fermées, des pères de famille désespérés qui s’enfermoient dans les coins les plus reculés de leurs demeures, des femmes qui invoquoient la vengeance du ciel, en se tordant les mains et en s’arrachant les cheveux : un morne silence, celui du désespoir, régnoit dans cette vaste enceinte ; il n’étoit interrompu que par des gémissemens, par des cris à demi étouffés et par les sanglots des malheureuses épouses qui trembloient pour leurs maris.

La douleur des bourgeois redoubla, lorsqu’au lieu des trente-cinq bataillons annoncés on vit entrer à peine huit mille François, exténués par la misère et les souffrances qu’ils avoient endurées pendant le siège dans des îles couvertes de marais qui infectent l’air de leurs exhalaisons pestilentielles.

Redoutant l’esprit du peuple et le courage qu’il avoit montré en tant d’occasions, l’on fit bivouaquer la troupe pendant quelques jours sur les remparts. La nuit qui suivit leur entrée, lorsque tous les habitans cherchoient dans le sommeil l’oubli de leurs maux et de ceux qui les attendoient, à minuit, le général en chef les fit tous éveiller en sursaut pour célébrer par l’illumination de leurs maisons la rentrée de leurs libérateurs ! Quelques jours après, tous les habitans furent sommés, sous peine de mort, de délivrer leurs armes dans les vingt-quatre heures ; ce fut seulement après l’exécution de cet ordre que la troupe hasarda à se loger chez les bourgeois.

Depuis l’entrée des Russes les anciens remparts de Hambourg, que l’on avoit jadis démolis, pour garantir cette ville de sièges et de bombardemens, avoient été rétablis ; des fortifications avoient été commencées et en partie achevées : le prince d’Eckmühl invita les habitans à travailler à ces fortifications, auxquelles il commença à faire donner plus de force et d’étendue. Quoiqu’il offrît à chaque ouvrier un franc par jour, il ne trouva pas, même dans cette triste époque, quatre cents individus qui purent se résoudre à gagner leur vie en travaillant aux remparts de la tyrannie. Mais à peine Hambourg, par un décret impérial, avoit été déclaré place forte, le prince d’Eckmühl, rétabli dans sa place de gouverneur, sut trouver des moyens pour satisfaire à la fois à la volonté de son souverain et à sa vengeance. Il employa chaque jour sept à huit mille bourgeois de toutes les classes et de tous les âges au-dessous de soixante ans. Il ordonna expressément de choisir spécialement des hommes de qualité et les premiers négocians, auxquels il imputoit d’avoir pris la plus grande part aux efforts patriotiques par lesquels la ville s‘étoit signalée. On les enleva dès la pointe du jour de leurs maisons, et on les traîna, au milieu d’une nombreuse escorte, à leurs travaux d’esclavage : on amena même de force les habitans des campagnes à dix lieues à la ronde pour les faire travailler aux fortifications et au grand pont qui devoit établir la communication des deux rives de l’Elbe, de Haarbourg à Hambourg.

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Construction des retranchements sur les remparts.

Les femmes mêmes ne furent pas exemptes des travaux publics : à côté de leurs maris, que les infirmités n’en dispensoient point, on les vit travailler la terre, mouillée de leurs larmes, et succomber enfin à des fatigues jusqu’alors inconnues ; souvent on les obligeoit à ces travaux dans un temps où la pluie tomboit à torrens. Des misérables, indignes d’appartenir à la nation françoise, et qui la souilloient par la plus atroce cruauté, maltraitoient à coups de bâtons de malheureux vieillards et de pauvres femmes évanouies : ils les accabloient des injures les plus basses, en les traitant comme les derniers des misérables. Le prince les fit même contraindre à verser journellement de l’eau sur les parapets, afin que cette eau étant prise par la gelée, l’ennemi ne pût franchir les remparts dans le cas d’un assaut ; et, au milieu de la mitraille des Russes, ils furent forcés de briser la place sur l’Alster, pour les empêcher d’approcher. Ces tristes victimes, compagnes de malheur et d’esclavage, souffroient en silence un sort qui émoussoit insensiblement toutes les forces de leur corps et de leur âme.

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Construction des retranchements au Grasbrook. Au fond, le pont vers Haarburg.

Napoléon se laissa enfin déterminer, par cette générosité et cette clémence qui ont caractérisé tout son règne, à accorder un gracieux pardon à une ville qui avoit osé se déclarer pour la puissance qui lui avoit rendu sa liberté, et qui avoit eu l’audace de ressaisir l’indépendance qu’on lui avoit offerte. Par décret du 16 juillet, une amnistie fut accordée aux Hambourgeois ; les chefs des gardes nationales, et les hommes de lettres qui avoient employé leurs talens pour attaquer la tyrannie et défendre la liberté de leur patrie par leurs écrits, en furent exceptés. Admirons ce généreux pardon et l’indulgence de Napoléon, qui pour toute punition demandoit une contribution de quarante-huit millions de francs, payables dans le délai d’un mois, à une ville qui avoit jadis racheté ses marchandises angloises et ses denrées coloniales à raison de quinze millions de francs, qui avoit vu brûler ces mêmes marchandises, et qui avoit encore été obligée de payer un énorme tarif sur les denrées coloniales qu’elle avoit rachetées ; à une ville enfin dont toutes les ressources étoient depuis longtemps taries par la longue stagnation du commerce, et dont les habitans les plus riches s’étoient éloignés. Toutes les représentations furent infructueuses : on insista sur une demande aussi cruelle qu’insensée. Les difficultés éprouvées déjà par l’encaissement du premier terme de huit millions démontrèrent l’impossibilité absolue de satisfaire entièrement à la volonté de Napoléon. Dès lors commencèrent les émigrations des habitans de Hambourg : ceux même qui avoient encore les moyens de payer leur cotisation préféroient quitter la ville pendant la nuit pour se rendre à Altona, plutôt que de se dépouiller de leurs dernières ressources, ou de s’exposer à l’avidité des garnisaires et à la confiscation dont ils étoient menacés. Malgré toutes les précautions, les émigrans trouvèrent l’occasion de sauver leur mobilier et leurs effets précieux ; le reste de leur fortune fut confisqué et vendu à l’encan ; mais personne n’acheta les immeubles de ses compagnons de malheur. En peu de temps une grande partie des maisons furent désertes ; les propriétaires s’estimoient très heureux de trouver quelque honnête homme des classes inférieures qui consentoit à habiter la maison qu’eux-mêmes quittoient, car, sans cette mesure, les portes, les escaliers et les planchers étoient brûlés au bout de quelques jours, et les murs, dépouillés de leurs décorations, étoient affectés à des hôpitaux de galeux ou de vénériens, pour en dégoûter à jamais les propriétaires.

La grande quantité de bois de construction requise pour le grand pont, pour les fortifications, les casernes, les magasins et les hôpitaux fit bientôt manquer cet article. On eut recours à un expédient très simple : on enleva les grands magasins de bois de toute espèce aux propriétaires, dont ils composoient le reste de la fortune. Cependant le gouverneur fit taxer tous ces bois ; le montant fut payé en déduction de la cote-part de la contribution du propriétaire, et le reste en promesses. C’est ainsi que tous les marchands de bois et toute la classe nombreuse qui leur devoit son existence furent à jamais ruinés.

Au lieu d’employer cette dépouille de la propriété du particulier avec le plus grand ménagement, l’on y mit une profusion et une insouciance qui rendoient les pertes encore plus douloureuses, et qui empêchèrent même l’entière exécution des projets pour lesquels on s’étoit permis cette atteinte aux droits de propriété. Les bois qui embellissoient les environs de la ville suppléèrent à ce déficit.

On employa le même moyen pour se procurer le goudron, le fer, la poix et les autres matériaux nécessaires à la construction des ponts et des fortifications. On ne se bornoit pas à enlever aux particuliers jusqu’à la quantité nécessaire pour ces travaux ; on faisoit des envois très considérables des matériaux que l’on avoit achetés à un prix si raisonnable.

Tout cela n’étoit que le prélude des scènes terribles qui attendoient la ville infortunée. Jusque là, on n’avoit tourmenté et ruiné que des individus ; les souffrances n’avoient encore pesé que sur quelques classes d’habitans : ils devoient bientôt tous partager les maux dont le prince avoit résolu de les accabler sans exception. Et qu’avoient-elles fait, ces malheureuses victimes de leur patriotisme, pour mériter de pareils traitemens ? les habitans d’une ville commerçante avoient reçu à bras ouverts leurs libérateurs, qui leur rendoient leur unique ressource, leur commerce ; ils avoient combattu pour la conservation de leur indépendance enfin recouvrée. Peut-être des François qui auroient fourni d’aussi beaux exemples d’enthousiasme, de vertus civiques et de sacrifices, auroient-ils été célébrés et récompensés par le même gouverneur qui punissoit ainsi un peuple qui lui avoit fidèlement obéi jusqu’au moment de sa délivrance, et qui avoit protégé les autorités contre les fureurs de la populace, à la veille même de cette mémorable époque !

Le gouverneur fit ordonner à ceux qui habitoient dans un rayon de 150 toises des remparts, d’évacuer leurs maisons dans le délai de 48 heures. Un tiers du faubourg Hamburger-Berg, une grande partie des habitations devant les portes Dammthor et Steinthor et de Barmbeck jusqu’aux barrières de Lubeck et de Hammer-Baum furent compris dans cette terrible mesure, qui frappoit spécialement les basses classes du peuple, et les dévouoit à toute la rigueur de la saison et à la plus profonde misère. Peu de temps après, le rayon fut encore étendu de cent toises. Le désespoir des malheureux chassés de leurs demeures qui faisoient toute leur fortune, et réduits à la mendicité par la perte de leur unique ressource, fut à son comble : toutes réclamations étoient interdites ; les matériaux des maisons de ceux qui n’avoient pas obéi aux ordres du prince dans le délai fixé étoient confisqués et vendus aux pauvres propriétaires, auxquels on enleva encore ce bois qu’ils avoient acheté aux portes de la ville, sous prétexte que c’étoit du bois volé. Une partie des malheureux qu’on avoit chassés de leurs demeures réussit à obtenir du gouverneur la permission de se réfugier dans les maisons désertes de la ville, où ils furent entassés sans distinction d’état, de qualité, de sexe et de famille. La charmante promenade située entre les villes de Hambourg et d’Altona, et composée d’arbres centenaires, ainsi que tous les environs qui avoient fait les délices des habitans et excité l’admiration des étrangers, furent dévastés et détruits en peu de jours. La plus grande partie du bois que cette destruction avoit produit fut vendue à quelques individus qui, instruits par l’expérience, le portèrent à Altona, au lieu de le faire entrer dans la ville, qui avoit un si urgent besoin de cet objet.

En même temps une proclamation du comte de Hogendorp ordonna aux habitans de se retirer dans l’intérieur de leurs maisons, au premier coup de canon ou au son de la générale, sous peine d’être fusillés par les patrouilles. Il défendit aussi, sous les peines les plus sévères, les rassemblemens de plus de trois personnes dans les rues : les femmes mêmes furent comprises dans cette défense, sous peine expresse d’être publiquement fustigées !!

Les progrès des alliés excitèrent les justes craintes du gouverneur ; il crut devoir songer aux préparatifs les plus sérieux pour défendre la ville confiée à ses soins paternels. Ces préparatifs lui fournirent une occasion d’augmenter les vexations et de pousser à son plus haut degré la cruauté envers les habitans de la ville et de la campagne. Sous prétexte de priver l’ennemi de tout moyen de sudsistance, toutes les denrées, tous les vivres furent enlevés des villages pour servir à l’approvisionnement de la ville. On ne se borna pas aux objets d’approvisionnement ; les villages furent mis au pillage : meubles, ustensiles, fenêtres, portes furent ou détruits ou enlevés pour être vendus à l’encan sur les places publiques de Hambourg. On n’employa pas même les précautions nécessaires à la conservation du bétail et des vivres qu’on amenoit à la ville. Les douaniers, les marins et les gendarmes chargés du transport des bestiaux les laissoient manquer de nourriture. Ils en faisoient ainsi mourir une grande partie de faim et des cruels traitemens dont ils les assommoient. Les pauvres bêtes se traînant avec peine par les rues, et faisant retentir l’air des affreux hurlemens de la faim qui les dévoroit, étoient étalées sur des places désertes, devant les portes de la ville, où celles qui conservoient encore un reste de vie attendoient, transies de froid et exténuées de faim, le boucher, pour devenir une nourriture malsaine et dégoûtante des malheureux habitans.

Le gouverneur et plusieurs de ses officiers firent leurs approvisionnements avec une profusion révoltante, par son contraste, avec la profonde misère qui dévoroit les pauvres habitans. Il est impossible de déterminer les provisions du prince d’Eckmühl ; mais il est constant que les mugissemens et les cris des bœufs, des moutons et de la volaille de toute espèce entassés dans le jardin de son palais, dérobent le sommeil aux habitans de toute la rue, et que l’on croit arriver près de l’arche de Noé en s’approchant de ce palais. Un colonel avoit mis en réquisition sur l’île de Wilhelmsbourg cinquante-quatre porcs, dont quarante périrent dans l’Elbe, parce qu’on s’étoit amusé à les faire passer à la nage. Ce même colonel avoit fait saler quatre bœufs entiers, et il avoit fait provision d’une quantité de moutons, de volailles et de légumes qui auroit suffi aux besoins de plusieurs familles pendant quelques années. La même profusion s’étendoit graduellement des officiers supérieurs jusqu’aux soldats du train, et c’est ainsi qu’on faisoit doublement sentir leur misère aux tristes habitans, qui mouroient de faim, avec leurs femmes et leurs enfans.

Dans l’approvisionnement général on procéda de la manière la plus impardonnable : les blés et les farines étoient entassés dans des magasons humides, sans qu’on employât le moindre soin à leur conservation ; au bout de quelques semaines, une grande partie étoit gâtée et pourrie. Le bœuf étoit salé avec tant de maladresse et de négligence, qu’on se vit obligé, au bout de quinze jours, d’offrir la viande à deux sous par livre sans trouver d’acheteurs.

Dans les premiers jours de novembre les craintes des Hambourgeois se réalisèrent. Le gouverneur ordonna à tous les habitans de s’approvisionner, dans le courant du mois, des vivres et du combustible nécessaire jusqu’à la récolte prochaine, sous peine d’être déportés de la ville, si elle venoit à être bloquée ou assiégée. Tout le monde étoit d’avance convaincu de l’impossibilité de satisfaire à ces ordres ; l’on tâchoit de deviner l’expédient que le gouverneur prendroit à l’échéance du terme ; jamais on ne pouvoit se résoudre à croire qu’il auroit réellement la barbarie de réaliser la menace de la déportation de la moitié des habitans.

Entre les 70 à 80.000 habitans au plus que Hambourg comptoit encore, il n’y en avoit pas 10.000 qui possédassent les moyens de s’approvisionner pour neuf, et pas 30.000 qui eussent ceux de s’approvisionner pour trois mois. Il en restoit par conséquent entre 40 à 50.000 qui ne pouvoient pas s’approvisionner pour un mois, et beaucoup d’entre eux qui ne se pouvoient pas même procurer leurs besoins pour un jour. Un grand nombre n’avoit pu, depuis des années, à cause de la nudité et des maladies, quitter le coin où il traînoit sa misérable existence.

Outre la misère si générale parmi toutes les classes des habitans, et les obstacles que les progrès rapides et l’approche des alliés opposoient à l’exécution des ordres du gouverneur, elle devint impossible par les expressions vagues et incertaines dans lesquelles étoit conçu l’ordre, qui n’indiquoit pas même aux habitans les objets d’approvisionnement ni leur quantité.

Une proclamation émanée du commandant vers la fin de novembre, réitéra les ordres du gouverneur avec plus de sévérité, sans cependant déterminer plus précisément les objets sur lesquels on avoit des doutes. Elle ordonna aussi des visites, et fit défense d’entamer les provisions sans les ordres ou la permission expresse du prince d’Eckmühl. On envoya à tous les habitans des formules de déclaration de la quantité de leurs provisions. Ce ne furent que ces formules qui indiquèrent enfin les objets de l’approvisionnement et leur quantité, et qui purent servir de base pour juger l’exécution d’une mesure dont le terme s’étoit déjà écoulé.

Pendant que les habitans de Hambourg attendoient avec une impatience craintive la décision de leur sort, ils furent terrassés par un événement inouï parmi les nations civilisés : l’enlèvement nocturne de la Banque. A la pointe du jour, le bourgeois, toujours inquiet sur ce palladium de son commerce et sur cet unique dépôt du reste de sa fortune, vit toutes les rues aboutissant à la Banque occupées par des troupes : la Banque même étoit sous les scellés. Comment peindre l’épouvante et le désespoir qui saisirent les Hambourgeois à la vue de cette atteinte à la propriété des particuliers et au droit des peuples ? Napoléon avoit formellement déclaré à plusieurs reprises : « La Banque est un dépôt sacré, je la protégerai toujours, et je saurai punir quiconque osera y porter la main ! » Et cependant son représentant, le ministre de ses volontés, osa enlever ce dépôt sacré de la fortune des négocians de toutes les nations, du denier de la veuve et de l’orphelin.

Toutes les représentations de la chambre de commerce, les larmes et le désespoir des infortunés que l’enlèvement de leur dernière ressource plongeoit dans la plus affreuse misère, furent vains. Peu de jours après l’on vit circuler les piastres d’Espagne et les autres monnoies, renfermées auparavant à la Banque : les lingots d’argent avoient, dans le silences des nuits, été transportés dans un dépôt secret. Dès ce moment où les Hambourgeois eurent vu s’exécuter cet attentat, leur sort fut accompli ; ce fut le dernier coup qui acheva leur ruine ; car, avec la destruction de l’organe de toutes les opérations et de tous les paiemens, leur dernière ressource étoit épuisée. La Banque ayant contenu les restes de la fortune de tous les négocians de Hambourg, qui ne conservoient ordinairement chez eux que très peu de numéraire pour leurs dépenses journalières, et qui se servoient de cette respectable institution comme de leur caisse de paiemens et de recouvremens, ils se virent tous à la fois réduits à la mendicité, et les veuves et es orphelins au désespoir. Les démolitions furent de jour en jour plus étendues ; indépendamment de celles dont il a été parlé plus haut, le faubourg de Hamm, qui contenoit la plus grande partie des maisons de campagne des premiers habitans de Hambourg, et toutes les habitations qui se trouvoient attenantes au rayon fixé, furent brûlées, sans qu’on eût même averti les malheureux habitans, auxquels on ne laissa pas le temps de sauver leurs effets. Avant d’y mettre le feu, on pilloit les habitations et les maisons de campagne ; tout fut détruit ou entassé dans des endroits publics pour être vendu à l’enchère. Bientôt même l’intérieur de la ville ne fut plus épargné ; on ordonna l’évacuation, dans les quarante-huit heures, de toutes les maisons attenantes au rempart de la porte d’Altona, jusqu’à la porte Wasserthor, et leur démolition fut commencée encore avant l’échéance de ce délai.

Le superbe édifice de la Boersenhalle, (halle de la Bourse) un des plus beaux établissemens de l’Europe, fut changé en magasin ; des rues entières devinrent des hôpitaux et des casernes ; les loges des francs-maçons même furent condamnées à devenir des hôpitaux, pendant qu’il y avoit un grand nombre de lieux propres à cette destination. Trois petites églises avoient déjà été transformées en écuries ; trois paroisses éprouvèrent le même sort. Pour empêcher les pasteurs de consoler leurs ouailles par l’espérance d’un avenir plus heureux, et pour leur ravir aussi le dernier soulagement de leurs maux, les douces consolations de la religion, on destina ces églises à des chevaux qui n’existoient point, car une grande partie des anciennes écuries étoient vides. Lorsqu’on représentoit au gouvernement qu’outre tant d’autres emplacemens il y avoit encore deux théâtres, qui pourroient, au lieu des églises, être employés à des écuries, il répondit qu’il falloit amuser le peuple et diriger l’esprit public par les spectacles, et que les pasteurs faisoient trop sentir à leurs paroissiens, par leurs exhortations à la patience et à la résignation, les maux qui les accabloient.

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L’église St-Pierre transformée en écurie.

Les cimetières, aux portes de la ville, ombragés de peupliers, de tilleuls et d’arbustes de tout genre, et ornés des plus beaux monumens, furent entièrement dévastés ; on fouilla les tombeaux, pour ne pas laisser les morts même jouir du repos dont on privoit les vivans.

Chaque jour fut le témoin d’une nouvelle vexation ou d’un nouvel outrage, inventés par la haine infatigable du gouverneur. Pour irriter au plus haut degré les commerçans, par l’outrage le plus sensible, on les chassa un jour de la Bourse, à l’heure de leur réunion, à coups de crosse et de baïonnettes, sans les avoir seulement avertis qu’on étoit déterminé à changer en écurie ce lieu respecté par toutes les nations.

Les rigueurs d’un hiver semblable à ceux de la Russie ayant presque épuisé les provisions de bois, et celles de la tourbe que l’on payoit déjà un sou la pièce, forçoient à songer à prendre des mesures pour subvenir à un besoin si pressant. Rien de plus facile ; on se servit d’un moyen déjà connu ; on acheta à crédit, et au prix du bois de chauffage, les bois de menuiserie et de construction qui se trouvoient encore dans les magasins des particuliers, parce qu’on devoit manquer de fonds, après avoir enlevé la Banque.

Enfin, le 19 décembre, jour attendu avec anxiété, étoit arrivé. Le gouverneur, attendu l’échéance du terme d’approvisionnement et l’approche de l’ennemi qui prêchoit la révolte, ordonna, par une proclamation, la clôture des portes et des barrières ; il défendit, sous peine de mort, toute communication avec l’ennemi ; il ordonna à tous les étrangers, c’est-à-dire à tous ceux qui n’étoient pas natifs de Hambourg, non mariés, aux garçons ouvriers, étudians, commis, garçons de boutique, vagabonds et mendians, de quitter la ville dans les vingt-quatre heures ; à tous les habitans qui n’avoient pas achevé leur approvisionnement, de sortir dans les quarante-huit heures, en leur annonçant qu’à cet effet les portes seroient ouvertes les 20 et 21 depuis dix heures du matin jusqu’à deux heures de l’après-midi. Le gouverneur ordonna en même temps des visites pour vérifier l’exécution de ces ordres : tout individu en contravention devoit être déporté par la force armée, et ceux qui tenteroient de rentrer seroient regardés et punis comme coupables d’espionnage. On permit à ceux qui émigroient spontanément de confier leurs effets à un mandataire, moyennant une déclaration faite auprès de l’autorité compétente ; ceux qui étoient déportés de force étoient privés de cet avantage, et ne pouvoient pas emporter avec eux le moindre de leurs effets.

Pour maintenir l’exécution de ce décret barbare, dont le terme fut prolongé jusqu’au 22, et enfin jusqu’au 30 décembre, on fit circuler de nombreuses patrouilles : précaution inutile ! Peu de personnes sacrifièrent leurs derniers effets pour acheter leurs approvisionnemens en profitant de la prolongation du terme ; tous les autres, dévoués au banissement, saisirent avec satisfaction cette occasion d’échapper à leurs tourmens ; ils préféroient la misère et la mendicité même à la vie dans une ville où chaque jour amenoit de nouvelles souffrances, et à la perspective d’un siège et d’un bombardement, avec les maladies épidémiques et les autres funestes suites qui les accompagnent toujours.

Le 20 décembre, les étrangers commencèrent à émigrer en foule ; ceux qui n’obéirent pas de gré aux ordres du gouverneur furent enlevés de leurs comptoirs, des boutiques, des maisons et des caves, pour être transportés par des cuirassiers hors des portes, sans qu’on leur laissât seulement le temps d’emporter le moindre de leurs effets. Les habitans mariés, les bourgeois natifs de la ville, et ceux qui se croyoient suffisamment approvisionnés, pleuroient le malheureux sort de ces jeunes gens qu’on expulsoit d’une manière si cruelle de leurs foyers, pour les exposer sans ressources à l’indigence et aux rigueurs de l’hiver ; ils ne s’attendoient point à éprouver bientôt un pareil sort, et à avoir eux-mêmes à pleurer.

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Décembre 1813 : Sur les rives de l’Alster, des Hambourgeois se préparent à quitter la ville.

Pour célébrer dignement la fête de Noël, le gouverneur menaça de la peine de vingt-cinq coups de bâton ceux des habitans qui, n’étant point entièrement approvisionnés, ne feroient pas tous leurs efforts pour obéir aux ordres déjà donnés, et de la peine du double et de la déportation par la force armée ceux qui, après avoir subi la première peine, n’auroient pas obéi. Pour porter à leur comble ces actes arbitraires, on s’étoit permis encore, avant le terme du délai, d’enlever sans distinction d’âge ni de sexe, de leur lit pendant la nuit, des personnes de toutes les classes, et de les transporter hors de la ville, sans leur permettre d’emporter que leurs vêtements ; et pour quelles raisons ? En falloit-il à la haine et à la vengeance ? Ordinairement ceux que l’on déportoit de cette manière étoient des gens riches ou aisés, souvent ceux qui avoient le plus scrupuleusement rempli les ordres d’approvisionnement.

Le 25 décembre on commença les visites générales, dont fut chargé un officier assisté d’un employé. Le malheureux habitant leur montra en tremblant ses provisions. Livrés à une estimation arbitraire, la plupart étoient sûrs de voir déclarer leurs provisions insuffisantes, et de n’éviter la peine ignominieuse dont ils étoient menacés que par la déclaration de vouloir émigrer. C’est ainsi que les magasins furent enrichis de la dépouille des malheureux qui avoient sacrifié leurs dernières ressources pour se procurer des provisions. La désolation et le désespoir étoient répandus partout ; on ne parloit plus de ses malheurs ; on ne se plaignoit plus d’une séparation douloureuse ; les infortunés qui restoient envioient le sort des malheureux qui les quittoient. Un regard égaré, des yeux baignés de pleurs, voilà tout l’adieu. Des larmes, c’étoit tout ce que le fils avoit à donner au père, le père au fils, l’époux à la compagne de ses malheurs ; c’étoit le seul bien qu’on avoit laissé aux Hambourgeois, un bien qu’ils devoient encore cacher à ceux qui les tourmentoient.

Où trouver des couleurs assez vives pour tracer le tableau de 50.000 hommes exilés de leurs foyers au milieu d’un hiver rigoureux, sans argent, sans pain, et la plupart vêtus de haillons qui couvroient à peine leur nudité, transis de froid, hurlant de faim et maudissant ceux qui les dévouoient à la misère et à toutes les horreurs d’une mort lente et terrible. Voyez ce vieillard, les cheveux blanchis par l’âge et les soucis, les pieds nus, l’œil cave et éteint, soutenir son épouse prête à succomber à ses souffrances ; regardez cette mère, qui n’a plus de larmes ; l’œil desséché et hagard, elle demande au ciel la nourriture dont la source manque à son sein, qui ne fournit que du sang au fils mourant : les accens plaintifs de cet infortuné se mêlent aux cris des enfans qui embrassent les genoux de leur mère désespérée pour lui demander du pain. Vous les auriez vus expirer par centaines dans le Danemark, sur les routes couvertes d’une neige profonde, le jeune homme à la fleur de son âge, à côté de son vieux père qui a plus tôt succombé ; de pauvres enfans mourant de froid et de faim ; leurs petites mains jointes et glacées sembloient implorer la vengeance du ciel et lui redemander leurs pères et leurs mères, que la douleur et le désespoir avoient déjà emportés. Voyez cette pauvre femme courbée par l’âge, qui depuis plusieurs années n’avoit pas quitté sa petite cabane : rampante à terre, elle est obligée de se soutenir sur chaque borne ; bientôt épuisée, elle se repose un moment sur une pierre froide ; un barbare, qui déshonore le nom françois, l’éveille par un coup de crosse et la force à continuer sa route ; à la fin elle succombe, elle expire, caressée par un vieux chien, le seul être sur la terre qui en a pitié, pendant que le monstre s’éloigne en riant. Arrivés aux avant-postes, les malheureux exilés étoient fréquemment pillés ; on leur enlevoit le peu d’effets que l’avidité leur avoit laissés en sortant de la ville.

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Expulsions de 10.000 pauvres de Hambourg

Beaucoup de bourgeois avoient choisi l’expédient que le gouverneur leur avoit offert pour rester : ils s’étoient engagés à travailler aux fortifications ; leur sort étoit encore plus terrible que celui de leurs compatriotes qui avoient choisi l’émigration. Forcés de rester enchaînés à des travaux serviles, ils virent déporter leurs enfans et leurs épouses, lors même qu’elles étoient enceintes : séparation plus douloureuse que la mort ! On vit de ces malheureuses victimes accoucher au milieu des forêts, et la mère périr avec l’enfant sur un lit de neige qui leur servoit de tombeau !

Mais détournons nos regards d’un tableau qui, quoique foiblement esquissé, fait frissonner d’horreur. Ne parlons pas de toutes les maisons du Hamburgerberg et de tous les environs, que l’on avoit épargnées jusqu’alors, et que le prince fit brûler, sans laisser le temps aux habitans de sauver leurs effets ; taisons-nous sur les fusillades, sur l’imposition arbitraire et illégale de huit pour cent sur toutes les marchandises, après l’enlèvement de la Banque, et sur tant d’autres actions du prince d’Eckmühl, du comte de Hogendorp, et du sieur d’Aubignosc ; les traits qui composent le tableau de leur conduite sont trop odieux pour leur donner plus de développemens.

Les malheureux émigrés hambourgeois ont été soulagés par les dispositions bienfaisantes du prince royal de Suède, qui leur a assigné pour asile les villes de Brême, d’Oldeslohe et de Lubeck, et des sommes considérables prélevées sur les contributions payées par le Holstein, pour subvenir à leurs besoins les plus urgens. Depuis leur émigration, les souffrances de ceux qui sont restés enfermés dans la ville ont augmenté à un degré dont on n’avoit pas même eu l’idée. Toute la ville n’est devenue qu’un vaste hôpital, où les maladies épidémiques moissonnent chaque jour une foule de victimes. La famine a forcé les habitans de se jeter avec acharnement sur les cadavres des chevaux et des bestiaux, pour s’empoisonner d’une nourriture malsaine, qui les dévoue à une mort subite.

Depuis que l’Europe est délivrée de son fléau, la France régénérée commence à jouir du repos et des bienfaits émanés de son roi légitime, revenu dans sa capitale ; tous les peuples de la terre célèbrent à l’envi le bonheur rendu aux François, et l’espoir d’une paix prochaine qui les réunira tous en une grande famille. Cependant la ville qui la première à donné à l’Allemagne l’exemples de sacrifices patriotiques, cette ville qui est devenue la plus malheureuse victime de son énergie et d’une guerre terrible, souffre encore sous le gouvernement du prince d’Eckmühl et de ses suppôts.

Ce prince s’est refusé à toutes les nouvelles du changement arrivé dans sa patrie et dans toute l’Europe : affectant une incrédulité qui doit servir de prétexte à la continuation de son empire, il a traité de mensonges l’abdication de son monarque, la création d’un gouvernement provisoire, et l’avènement de Louis XVIII au trône de ses pères. Peut-on pousser l’obstination plus loin, que de se refuser à ouvrir même les paquets que lui envoie son gouvernement, et de ne pas vouloir rendre la ville, en déclarant que son empereur ne lui feroit pas parvenir ses volontés par des officiers russes ? Comment auroit-il donc voulu les recevoir, pendant que la ville est étroitement cernée par les Russes ?

Le maréchal Davoust se verra enfin forcé à sortir d’une ville si longtemps malheureuse, et à la délivrer de son empire. Mais jouira t-il des bienfaits de la régénération de la France, et se reposera t-il, comme les autres maréchaux, sur les lauriers qu’ils ont cueillis ? Aura t-il impunément violé, par une suite d’actions arbitraires, tous les droits de l’humanité, des individus et des nations, enlevé la Banque, la propriété commune de toutes les nations commerçantes, fait périr des milliers d’innocentes victimes qui ont succombé à la plus affreuse misère, enfin dévasté, brûlé, ruiné à jamais la première ville commerçante de l’Allemagne et une des premières de la terre ? Aura t-il fait fusiller et mourir dans les fers une partie de ses habitans, sans en rendre compte et subir le jugement que les frères fugitifs de ces malheureux, que l’Allemagne et les autres nations, que la terre et le ciel demandent à la France et à l’auguste roi qui la gouverne ? Mais non, la justice a toujours été la première vertu des rois de France ; Louis XVIII saura faire examiner avec la plus rigoureuse impartialité la conduite du prince d’Eckmühl, du comte de Hogendorp et du sieur d’Aubignosc. Des juges aussi justes que sévères jugeront leurs actions ; ils sauront satisfaire, en punissant les coupables, à la vindicte publique et aux réclamations d’une ville si longtemps et si indignement déchirée et entièrement détruite.

FIN