Les troupes de Bernadotte et de Davout réunies ne s’élevaient qu’à quarante-quatre mille hommes, tandis que le roi de Prusse en avait quatre-vingt mille à Auerstaedt.
Dès le point du jour du 14, les deux maréchaux français connurent quelles forces supérieures ils allaient combattre : tout leur faisait donc un devoir d’agir avec ensemble. Davout, en comprenant la nécessité, déclara qu’il se placerait volontiers sous les ordres de Bernadotte ; mais celui-ci, comptant pour rien les lauriers partagés, et ne sachant pas se sacrifier aux intérêts de son pays, voulut agir seul, et sous prétexte que l’Empereur lui avait ordonné de se trouver le 13 à Dornbourg, il voulut s’y rendre le 14, bien que Napoléon lui écrivit dans la nuit que si par hasard il était encore à Naumbourg, il devait y rester et soutenir Davout. Bernadotte, ne trouvant pas cette mission assez belle, laissa au maréchal Davout le soin de se défendre comme il le pourrait ; puis, longeant la Saale, il se rendit à Dornbourg, et bien qu’il n’y trouvât pas un seul ennemi, et que du haut des positions qu’il occupait il vit le terrible combat, soutenu à deux lieues de là par l’intrépide Davout, Bernadotte ordonna à ses divisions d’établir leurs bivouacs et de faire tranquillement la soupe !... En vain les généraux qui l’entouraient lui reprochèrent-ils son inaction coupable, il ne voulut pas bouger !... De sorte que le général Davout, n’ayant avec lui que les vingt-cinq mille hommes dont se composaient les divisions Friant, Morand et Gudin, résista avec ces braves à près de quatre-vingt mille Prussiens, animés par la présence de leur roi !...
Les Français, en sortant du défilé de Kösen, s’étaient formés près du village de Hassenhausen ; ce fut vraiment sur ce point que la bataille eut lieu, car l’Empereur était dans l’erreur lorsqu’il croyait avoir devant lui à Iéna le Roi et le gros de l’armée prussienne. Le combat que soutinrent les troupes de Davout fut un des plus terribles de nos annales, car ses divisions, après avoir victorieusement résisté à toutes les attaques des fantassins ennemis, se formèrent en carrés, repoussèrent les charges nombreuses de la cavalerie et, non contente de cela, marchèrent en avant avec une telle résolution, que les Prussiens reculèrent sur tous les points, laissant le terrain couvert de cadavres et de blessés. Le prince de Brunswick et le général Schmettau furent tués, le maréchal Mollendorf grièvement blessé et fait prisonnier. Le roi de Prusse et ses troupes exécutèrent d’abord leur retraite en assez bon ordre sur Weimar, espérant s’y rallier derrière le corps de Hohenlohe et du général Ruchel qu’ils supposaient vainqueurs, tandis que ceux-ci, vaincus par Napoléon, alaient de leur côté chercher un appui auprès des troupes que dirigeait le Roi. Ces deux énormes masses de soldats vaincus et démoralisés s’étant rencontrées sur le route d’Erfurt, il suffit de l’apparition de quelques régiments français pour les jeter dans la plus grande confusion. La déroute fut complète !... Ainsi fut punie la jactance des officiers prussiens. Les résultats de cette victoire furent incalculables et nous rendirent maîtres de presque toute la Prusse.
L’Empereur témoigna sa haute satisfaction au maréchal Davout, ainsi qu’aux divisions Morand, Friant et Gudin, par un ordre du jour qui fut lu à toutes les compagnies et même dans toutes les ambulances des blessés. L’année suivante, Napoléon nomma Davout duc d’Auerstaedt, bien qu’il se fût moins battu dans ce village que dans celui d’Hassenhausen ; mais le roi de Prusse avait eu son quartier général à Auerstaedt, et les ennemis en avaient donné le nom à la bataille que les Français nommèrent Iéna.
Mémoires du général baron de MARBOT (Tome I) - Paris, Plon, 1892