04. Le récit du général Berthezène

Dans ses Mémoires, le général Berthezène, qui a participé à la bataille d’Eckmühl, en fait un récit dont se sont inspirés beaucoup d’historiens. En voici un extrait sur les journées des 21, 22 et 23 avril.

Pendant que Napoléon chassait l’aile gauche de l’armée autrichienne au-delà de l’Iser et de l’Inn, les divisions Saint-Hilaire et Friant n’étaient pas restées oisives. Afin d’occuper le prince Charles et de l’empêcher de traverser les opérations de l’Empereur, Davout avait reçu l’ordre de prendre l’offensive et de l’attaquer dans la position qu’il avait choisie.

En conséquence, le 21, ayant quitté de très bonne heure notre bivouac de Hausen, nous marchâmes à l’ennemi en nous dirigeant vers Schneidart et Paring. Nous n’allâmes pas loin sans le rencontrer : le soleil n’était pas levé que nous étions aux mains avec son avant-garde ; car, de son côté, le généralissime autrichien, dans l’espoir sans doute d’obliger Napoléon à venir à notre secours et à dégager ainsi son frère, s’était décidé à nous attaquer. Notre mouvement offensif le surprit ; il se persuada, au dire des prisonniers, que l’Empereur nous avait rejoints pendant la nuit avec une partie de ses forces, et il est présumable que cette idée le rendit plus circonspect et le décida même à rester sur la défensive. Cette journée n’ayant été remarquable par aucune manœuvre digne de fixer l’attention des militaires, je serai très court à la raconter. Nous tirâmes force coups de canon et de fusil, et nous poussâmes l’archiduc de position en position et de village en village jusqu’à son camp sur le gross Laber. Pendant l’action, le maréchal Lefèvre nous rejoignit avec deux divisions bavaroises, fortes ensemble d’environ 8.000 hommes ; Napoléon, pensant qu’elles pouvaient nous être nécessaires, les avait détachées de son armée pour en renforcer la nôtre, mais elles nous furent peu utiles ; leur artillerie seule prit part au combat. Comme nous venons de le dire, les Autrichiens s’étaient presque toujours tenus sur la défensive ; ils s’étaient bornés à essayer contre notre artillerie quelques charges de cavalerie qui n’eurent aucun succès. A la nuit, ils reprirent la position avantageuse qu’ils avaient déjà choisie sur la chaussée d’Eckmühl, la droite au-delà d’Eglofsheim vers Ratisbonne, et la gauche à la hauteur de Leuerndorf, derrière le gross Laber. Cette partie de leur ligne se trouvait couverte par les marécages étendus qu’y forme cette rivière, tandis que l’autre partie était établie dans des villages et sur une chaîne de monticules élevés, d’un accès difficile et couverts de bois, De notre côté, nous prîmes une position presque parallèle à la leur ; la division Friant forma la gauche et s’étendit vers Eglofsheim ; la division Saint-Hilaire campa au centre, en face d’un village entouré de haies et de jardins, que je crois être Unter-Leuchling. La cavalerie et les Bavarois furent établis à notre droite vers Schierling, qui était le point le moins accessible à l’ennemi.

Cette journée ne fut pas sanglante ; la plus grande perte de l’ennemi fut en prisonniers : nous en fîmes environ 3.000. La désertion, si fréquente d’ordinaire dans les armées autrichiennes, avait été insensible depuis l’ouverture de cette campagne ; mais, pendant la nuit du 21 au 22, bon nombre d’hommes passèrent dans notre camp ; nous apprîmes par eux que le prince Charles se disposait à prendre sa revanche le lendemain. Nous allons voir comment, une fois encore, il fut prévenu et arrêté dans l’exécution de ses desseins.

Pendant que, préoccupé des forces qu’il avait devant lui, il se disposait à les attaquer, l’Empereur, après avoir mis hors de combat l’aile gauche de l’armée autrichienne, et avoir chargé le maréchal Bessières de la poursuivre, s’avançait contre lui avec le reste de ses troupes, et menaçait son flanc gauche. Les deux divisions Gudin et Morand, soutenues par seize régiments de cavalerie (dont six de cuirassiers et les deux de carabiniers), marchaient en tête sous les ordres de Lannes ; les Wurtembergeois formaient le centre, et Masséna l’arrière-garde et la réserve. De son côté, le maréchal Davout avait reçu l’ordre d’attaquer le centre de l’ennemi et de le percer, afin que sa gauche se trouvât enveloppée, si elle faisait de la résistance ; ce mouvement ne devait commencer qu’à l’instant où l’avant-garde de l’Empereur paraîtrait.

Pour mettre à exécution cet ordre, le maréchal Davout se rendit, vers les dix heures, sur la ligne occupée par la division Saint-Hilaire, et s’adressant au colonel du 10e léger qui, placé aux avant-postes, suivait avec attention les mouvements que l’ennemi faisait sur son front ; " Combien, lui demanda-t-il, y a-t-il de monde dans ce village ? - Environ 2.000. - Et sur chacun des flancs ? - Un millier et 5 pièces de canon. - Et dans ce bois, sur la montagne ? - Je ne sais ; mais je le crois bien fourni : d’ici vous pouvez voir les abattis dont ils se sont couverts - Vous voyez, reprit le Maréchal, ce clocher élevé à notre droite, c’est Eckmühl ! L’Empereur y sera vers une heure ; dès que vous verrez son avant-garde aux prises avec l’ennemi, sans attendre d’autres ordres, vous vous emparerez de ce village (en montrant Leuchling), et ensuite, du bois. - Avec mon seul régiment ? - Sans doute. - Je ferai mon possible. - Il le faut ; vous sentez l’importance de ce mouvement et la nécessité de la réussite. Faites vos dispositions en conséquence ; je vous en laisse le maître ; vous ferez connaître au général Saint-Hilaire les ordres que je vous donne". Le général Saint-Hilaire arriva au moment où le Maréchal s’éloignait pour visiter le reste de la ligne ; après avoir entendu ses ordres, il mit à faire réussir l’opération du 10e tout le soin et tout le zèle que pouvaient lui inspirer son amour pour la chose publique et son affection particulière pour un régiment qui, depuis dix-huit ans, avait partagé sans interruption ses travaux et sa gloire.

Depuis la pointe du jour, tout était en mouvement dans le camp ennemi ; les troupes étaient sous les armes et occupaient des positions avantageuses. Comptant sur la supériorité de son armée, forte encore de plus de 100.000 hommes, l’archiduc avait porté un corps sur Abach, et faisait des dispositions qui annonçaient le projet de nous envelopper. Pendant ce temps, Napoléon avançait : vers une heure ou une heure et demie, nous aperçûmes à l’extrême gauche autrichienne des mouvements qui indiquaient son approche ; peu d’instants après le canon ne nous laissa plus aucun doute. Aussitôt toutes les troupes de Davout s’ébranlèrent et, par de fausses attaques, occupèrent sur tous les points l’attention de l’ennemi, tandis que le 10e léger, formé en colonne et chargé de la véritable attaque, franchit rapidement l’espace qui le séparait du village de Leuchling, l’aborda sans tirer un coup de fusil, et s’en empara, après y avoir fait 1.500 prisonniers, et sans autre perte que celle de 6 hommes blessés. Les troupes placées sur les flancs de ce village, sans essayer en aucune façon de le reprendre, se retirèrent précipitamment dans le bois, après avoir fait deux ou trois décharges de leur artillerie.

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La bataille d’Eckmühl par Siméon Fort

Le bois fut attaqué immédiatement, mais son occupation nous coûta beaucoup plus cher. La montagne était escarpée et n’offrait qu’un étroit sentier conduisant aux abattis ; nous n’y parvînmes qu’après des efforts multipliés et des pertes considérables. L’ennemi les défendit quelque temps avec opiniâtreté ; enfin, ils furent enlevés et nous débouchâmes à travers la forêt jusque sur la grand’route. Cependant, l’ennemi, qui sentait combien, dans la situation des choses, ce point était important, réunit un corps d’environ 8.000 hommes et le fit marcher contre le I0e. Ce régiment, qui avait perdu l’élite de ses soldats et tous ses officiers supérieurs, aurait été hors d’état de résister à cette attaque, si le général Compans, que l’on trouvait toujours aux moments décisifs, n’était venu à son secours avec deux régiments de troupes fraîches, et ne s’était porté sur le flanc de l’ennemi. Par cette manœuvre hardie, non seulement il arrêta son mouvement offensif, mais il l’obligea à la retraite, après lui avoir fait éprouver de grandes pertes.

Pendant que cela se passait au centre, la gauche des Autrichiens était fortement engagée avec les troupes de l’Empereur ; prise en flanc et débordée par le maréchal Lannes, qui avait passé le Gross Laber au-dessus de Schierling, tandis qu’elle était attaquée de front par les Wurtembergeois, marchant sur Eckmühl par la grande route, elle fit de vains efforts pour se rallier et prendre en arrière une meilleure position. Nos attaques furent si multipliées et si rapides, et nos charges dirigées sur ses deux flancs, à droite par Roking, Pfakoffen et Gailsbach, et à gauche par Santing, furent si heureuses, qu’elle se trouva constamment culbutée et jetée bientôt dans le plus grand désordre.

A notre gauche, les choses n’étaient pas dans un état aussi prospère ; le prince Charles, voulant y prendre sa revanche, avait attaqué la division Friant vers Luckenpoint, avec des forces si supérieures qu’elle avait dû se replier et qu’elle allait être accablée, si les succès toujours croissants de notre droite n’avaient obligé le généralissime à abandonner ses projets offensifs pour venir au secours de son aile gauche. En vain il fit marcher une partie de sa droite pour la soutenir, en vain il s’y porta lui-même et, mettant à profit tous les avantages du terrain, il essaya de nous arrêter par le choix de positions heureuses et par des charges de cavalerie tentées à propos ; sa présence et ses efforts furent inutiles ; le désordre alla croissant dans son armée, et bientôt sa retraite ressembla beaucoup à une déroute. Il ne s’arrêta que sous les murs de Ratisbonne, et, dès que la nuit fut venue, il en profita pour jeter un pont de bateaux, afin d’accélérer son passage sur la rive gauche du Danube, pensant bien que Napoléon ne resterait pas spectateur tranquille d’une pareille opération, s’il remettait à l’exécuter en plein jour.

Le 23 au matin, nous trouvâmes l’ennemi adossé à Ratisbonne, occupant les jardins, les faubourgs, les remparts, ainsi que les tours et les maisons qui y étaient attenantes. Un gros de cavalerie faisait l’arrière-garde. Il était visible, d’après ces dispositions, qu’il n’avait d’autre but que de gagner quelques heures, pour finir son mouvement et pour être moins pressé dans sa retraite. Aussi notre avant-garde fut-elle seule engagée. Vers les dix heures, nous étions maîtres de tous les dehors et nous poussions si vivement les Autrichiens que, n’ayant pas le temps de replier leur pont, ils le rompirent pour qu’il ne tombât pas entre nos mains. Quoique les fortifications de Ratisbonne n’existassent plus, il restait encore des fossés assez profonds, des murailles élevées et de bonnes portes, auxquelles on n’arrivait que par des ponts dormants jetés sur les fossés. Ces ponts avaient été détruits, et l’on ne pouvait pénétrer dans la ville qu’après avoir fait brèche, opération longue et difficile, en raison du faible calibre de nos pièces. On réussit cependant à entamer la muraille et à la nettoyer avec des obus ; malheureusement, quelques-uns de ces projectiles, ayant pénétré dans l’intérieur de la ville, incendièrent l’un des quartiers. Les 25e et 85e régiments de ligne, chargés de monter à l’assaut, s’élancèrent sur la brèche avec une ardeur qui leur valut les applaudissements du reste de l’armée, témoin de leur valeur. Chassé de tous les points qu’il avait choisis pour sa défense, l’ennemi se précipita vers le pont du Danube. En peu d’instants, un désordre extrême se mit dans ses rangs : tout fuyait, personne ne pensait à se défendre ; ce fut une boucherie. On compta dans les rues étroites de la ville plus de 1.500 Autrichiens tués, parmi lesquels on n’aurait pas trouvé 50 Français ; 7 ou 8.000 hommes mirent bas les armes. Pour couvrir sa retraite et arrêter notre poursuite, l’ennemi mit le feu à Stadt-Am-Hof, faubourg de Ratisbonne, sur la rive gauche du fleuve. Napoléon avait dirigé les premières opérations de la journée ; il avait même été légèrement blessé au talon ; mais, dès qu’il eut bien reconnu les intentions de l’archiduc, il avait laissé au maréchal Lannes le soin de le rejeter définitivement derrière le Danube.

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La bataille d’Eckmühl par Couché fils

Pendant que ses ordres étaient si vigoureusement exécutés, l’Empereur passait la revue des divisions Saint-Hilaire et Friant et leur distribuait des éloges et des récompenses. Il commença par le 10e léger ; dans chaque régiment il accorda une dotation à un sous-officier, et une dotation plus considérable, avec le titre de baron, à un officier subalterne : cette distinction avait été jusque-là réservée aux officiers supérieurs et aux généraux. Au milieu de tant d’actions éclatantes qui avaient honoré les divers régiments de l’armée, la conduite du 10e léger avait paru si remarquable à la bataille d’Eckmühl, qu’elle fut jugée digne d’une mention particulière, et, seul, il fut cité dans le 1er bulletin. Voici dans quels termes honorables il en est parlé : " Le détail des événements militaires serait trop long ; il suffit de dire que le 10e d’infanterie légère, de la division Saint-Hilaire, se couvrit de gloire le 22 avril, en débouchant sur l’ennemi, et que les Autrichiens, débusqués du bois qui couvre Ratisbonne, furent jetés dans la plaine. "Napoléon dit à Saint-Hilaire, à la tête de sa division, en lui frappant amicalement sur l’épaule : " Allons ! tu as gagné le bâton de maréchal, et tu l’auras !". Une mort glorieuse, en l’enlevant prématurément à l’armée, le priva de ce suprême honneur. Davout fut créé prince d’Eckmühl. Il est beau d’être le premier de son nom, lorsqu’on sait l’illustrer par d’aussi éclatants services.

La perte des Autrichiens, dans les journées des 22 et 23, fut énorme. Depuis Eckmühl jusqu’à Ratisbonne, tout annonçait la déconfiture la plus complète ; tous les villages étaient pleins de blessés et les champs couverts de morts, de canons, de munitions abandonnées, de casques, de sabres et de débris d’armes de toute espèce. Peu de jours après, on avait réuni sous Ratisbonne 80 pièces de canon et leurs caissons. Je ne crois pas aller au-delà de la vérité en avançant que, depuis le 19, les pertes de l’archiduc durent s’élever à plus de 50.000 hommes, car on comptait 35 ou 36.000 prisonniers. A Eckmühl seulement, on en prit 15.000 et 12 drapeaux.

Souvenirs militaires du général Berthezène - publiés en 1855 et réédités par Le Livre Chez Vous en 2005